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La carrière poétique d’Anthony Phelps – 1ère partie

📸 Henry Saint-Fleur

Dans cet article, le critique littéraire Joseph Ferdinand explique Anthony Phelps aux jeunes et à tous ceux qui veulent approfondir l’œuvre de l’écrivain de “Mon pays que voici”.

Les jeunes Haïtiens d’aujourd’hui ne peuvent en aucune façon se faire une idée de ce qu’était l’Haïti des années 60. Dire simplement que le pays a changé, c’est produire, ce qu’on désigne en anglais comme un « understatement ». On serait loin de la vérité, très loin. Je ne dirai pas qu’il y a eu évolution, ce qui serait la progression naturelle d’hier à aujourd’hui, mais rupture à tous les niveaux, s’agissant de l’humain et de la nature.

Cela provient ou ne provient pas – je laisse évidemment aux historiens et aux spécialistes des sciences sociales le dernier mot sur la question — du fait qu’on a changé de régime politique, passant brusquement de la dictature à la démocratie, pardon, aux interminables transitions démocratiques. Si la stabilité a régné là, il est vrai, grâce à la dissuasion de la baïonnette, ici on s’est embourbé en plein cœur du chaos.

Ce qui n’a pas changé c’est la permanence de la violence. Autrefois monopole exclusif du gouvernement, aujourd’hui prérogative de tout un chacun : bandits et gouvernement; gouvernement, dit-on, associé aux bandits; bandits, dit-on, financés et armés par l’oligarchie aux abois; bandits, dit-on, protégés et utilisés par des puissances étrangères déterminées, pour assouvir leurs intérêts, à réduire notre pays à moins que sa plus simple expression;  bandits, dit-on, au service des mafias locale et étrangère; enfin bandits, dit-on, opérant en partenariat avec des criminels anonymes cachés sous les verroteries et toutes sortes de faux-semblants de la respectabilité. Les scandales, souvenons-nous-en, n’ont pas épargné l’Église épiscopale elle-même dans sa plus haute hiérarchie. Combien d’autres masques reste-t-il à faire tomber du visage de gens on ne peut plus distingués de par leur apparence? L’avenir le dira.

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Cela vous donne une idée de l’atmosphère dans laquelle l’œuvre de Phelps va prendre naissance puis se développer. Fascisme d’une dictature épouvantable se déroulant sur trois décennies d’une violence excessive. Violence sous contrôle mais d’une cruauté n’ayant presque rien à envier à celle d’aujourd’hui.

Trois options pour survivre : s’exiler, se taire ou collaborer.

La célébrité de l’écrivain fait que sa biographie, on la trouve partout. Naissance : 25 août 1928. Poète, homme de théâtre, romancier. Membre fondateur d’Haïti littéraire, 1959. Auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages traduits dans la plupart des langues majeures. Bref séjour en prison en 1963, pour délit politique grave consistant à ne pas montrer de l’empressement à chanter les louanges du dictateur. Il s’agissait, pour le dire plus clairement, de son refus de monter, comme on le lui demandait, un programme spécial à sa station de radio (Radio Cacique) autour du projet de la présidence à vie que Duvalier mijotait. Phelps, heureusement, n’a pas été torturé mais l’officier qui l’a interrogé lui aurait dit à peu près ceci, et le témoignage vient de Phelps lui-même : « Vous êtes libre, allez, mais si jamais vous revenez ici, à votre sortie d’ici, à supposer que vous ayez cette chance, pas même votre mère ne pourra reconnaître votre visage. »

Décision de sagesse : départ pour l’exil à Montréal quelques mois après sa libération. C’est durant ce long temps d’exil que l’œuvre va atteindre son apogée. En fait la presque totalité de l’œuvre verra le jour en dehors du pays natal, soit à Montréal, soit au Mexique, dans la petite ville de San Miguel de Allende.

La décennie 60

Parmi les influences déterminantes sur la mentalité de l’époque, il faut placer la décennie 60 à un haut niveau. Les changements radicaux provoqués par la révolte universelle des jeunes font basculer l’histoire des décombres de la seconde guerre mondiale à la croyance en un monde régénéré par l’espoir et surtout la volonté de vivre désormais libéré des hantises existentielles. « Faites l’amour et non la guerre », clamait-on de partout. Car, sans être mondiale, la guerre continuait son œuvre de destruction au Vietnam, en Algérie et ailleurs. Malgré les pièges que cet idéalisme n’a pas su éviter, le monde après ne sera plus le même. Décolonisation de l’Afrique. Révolte contre les injustices sociales où qu’elles se trouvaient perpétrées. Oui, idéalisme, il faut l’appeler par son nom. La génération précédente, façonnée par la guerre, était sèche, rude et cynique. Il avait pour paradigme le fameux apophtegme de Jean-Paul Sartre : « l’enfer c’est les autres ».

Autant ils étaient, eux, égocentriques, autant nous, les jeunes, sentions que le moment était venu de réveiller le sens de la générosité désintéressée chez l’humain. Nous ne dissertions pas de l’enfer, nous recherchions les voies menant au paradis terrestre. Il nous revenait donc à nous tous, jeunes d’alors de tous les continents, non pas simplement de dénoncer les dérives de l’histoire mais encore d’assumer le devoir de l’action révolutionnaire, quitte, le cas échéant, à se « salir les mains », pour paraphraser la pièce de Sartre. Communistes ou non, on se sentait idéologiquement plus en harmonie avec nous-mêmes sous la bannière de l’International socialiste. C’est ainsi que 1968 était parvenu à deux doigts de réitérer en France l’exploit de 1789.

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J’insiste à dessein sur l’impact du Communisme et du Socialisme sur l’engagement des jeunes des années 60, car cela va exercer une grande influence sur l’œuvre de Phelps, celle du début plus particulièrement. Et je le redis, ce courant idéologique avait beau sous-tendre le discours de l’époque, l’individu, lui, ne s’y trouvait pas forcément engagé à titre d’adhérent à un quelconque Parti. C’est ainsi que Phelps qui n’a jamais été membre d’aucun parti communiste ou de gauche se verra interdit de séjour aux États-Unis jusqu’en 1983, l’année où j’ai fait les démarches nécessaires pour qu’il puisse répondre à notre invitation à l’Université du Vermont.

L’œuvre

Pour commencer, il est bon de savoir à quel genre de poète et de poésie nous allons avoir affaire. Pour illustration, je vais laisser parler l’écrivain lui-même, en personne, dans une citation extraite de « La mémoire dépiégée », une de ses œuvres encore inédites :

                                   La Poésie est ce rituel entre le profane et le sacré, ce corridor entre le connu, l’inconnu, la voie entre le visible, l’invisible, porte d’air par laquelle 

nous passons au travers du miroir, communiquons en arrière tain.

On peut répartir l’œuvre en trois phases : avant l’exil, l’exil, le post-exil. Et à l’intérieur de chacune de ces phases à distinguer plusieurs moments plus ou moins balisés. Cependant je trouve plus approprié de placer l’ensemble sous seulement deux parapluies :

Premièrement :

Objectivation exogène de l’inspiration. L’Écriture au service du poète et, par l’entremise de ce dernier, de la société. L’Écriture comme arme miraculeuse pour lutter contre les ennemis de l’intérieur comme de l’extérieur. L’imaginaire, coincé entre la souveraineté de l’écriture et la pulsion du dire utilitaire, s’efforce de bien gérer la mésentente qui pourrait surgir au sein de cette cohabitation apparemment baroque sinon contre-nature.

Deuxièmement :

Objectivation endogène de l’inspiration. L’Écriture au service de l’Écriture. L’imaginaire, libéré enfin de l’alliance avec le dire utilitaire, prend son envol vers l’ultime destination du plaisir d’écrire, l’Écriture jurant désormais allégeance à nul autre qu’à soi-même. Écriture narcissique.

Il serait simple mais archi-faux de dire que le passage d’une étape à l’autre s’est fait sans bavure, un beau matin, après que le poète aurait décidé, pour son plaisir, de changer de gamme. Observez les changements de saison dans la Nature. À l’approche de l’hiver, par exemple, l’automne brusquement nous fait glisser dans l’air un petit vent frisquet. Un jour ou deux, pas plus, et la chaleur reprend son train coutumier. Un autre petit vent, plus un autre, et un autre mais de plus en plus frais entrecoupés à chaque fois de vagues de chaleur. Quand la Nature estime nous avoir donné assez de temps pour nous acclimater à l’inéluctable passage saisonnier, l’hiver laisse tomber le masque.

C’est ce même rythme de maturation qu’a suivi l’Écriture de Phelps, d’une phase à l’autre.

Le premier versant de l’œuvre : L’écriture domestiquée

Rompant avec ses devanciers, Haïti Littéraire, le groupe (ses fondateurs, je ne sais pourquoi, refusant de l’appeler École) fondé en 1959 par cinq poètes, Anthony Phelps, Serge Legagneur, Villard «Davertige» Denis, Roland Morisseau, René Philoctète, — avec à leur côté des satellites, c’est ainsi qu’ils étaient appelés, dont Émile Ollivier et Réginald Crosley qui récolteront leur part de succès— promouvait une esthétique rigoureusement élitiste, un attachement inconditionnel autant à la forme qu’au fond : le texte sera de qualité supérieure et l’inspiration doit planer très haut. Pas de poésie-robot, de « poésie procès-verbal », comme préfèrent dire ces poètes, de « poème qui ne va pas au-delà d’une certaine réalité brute, première et en fin de compte qui ne rencontre pas la Poésie ».

Pour cela, seront mises à l’écart certaines thématiques dont l’envol selon eux manque d’altitude, comme la Négritude et l’Indigénisme, lesquelles servaient alors de fondation à la littérature haïtienne depuis l’Occupation américaine et les objurgations de l’Oncle en 1928, avec, à bien le souligner, des exceptions remarquables telles que Magloire Saint-Aude. Et celui-ci n’était pas la seule. J’ai demandé un jour au poète Regnor Bernard qui était son maître à penser. Sans hésiter une seconde il m’a répondu qu’Ainsi parla l’oncle était son livre de chevet favori et indispensable.

Les poètes d’Haïti Littéraire affichaient leurs propres inspirateurs. C’étaient particulièrement Mallarmé, Saint-John Perse surtout, Paul Valéry aussi qui leur prêchait la sainteté du Langage. Donc pour entrer dans le sanctuaire de leur poésie, il fallait, grimper jusqu’à leur altitude. Par ailleurs, nul ne ressemblait à l’autre. Ils avaient chacun leur façon originale d’écrire et de voir le monde.

Gardons les feux projetés sur Phelps, c’est de lui qu’il s’agit ici.

La conception poétique de Phelps le place d’emblée dans la trajectoire de l’esthétique de ce formidable courant qui a traversé l’Écriture à la fin du XIXe siècle en France pour déboucher sur le Surréalisme. Faut-il se rappeler cette déclaration de Mallarmé : c’est avec des mots qu’on fait un poème! Entre le fond et la forme, auquel donc accorder la préséance? Or, produits de la génération de la décennie 60, il était impossible aux réformateurs généreux qu’on était de fermer les yeux sur le monde tel qu’il existait, horrible, cruel, déshumanisé. « Si tu restes neutre dans une situation d’injustice, tu prends alors le parti de l’oppresseur » dit l’adage. La dictature de François Duvalier sévissait, de plus en plus brutale, de plus en plus sanguinaire. Phelps se sentait le devoir de lutter contre ce régime déshumanisant.

Écouter aussi: Ce que l’on doit à Anthony Phelps | Hommage à Phelps – Épisode #2

Résistant tant qu’il le pouvait à la tentation de l’art pour l’art, il mettra sa poésie et sa prose au service de son objectif politique et son « arme miraculeuse », c’était ce qu’il appellera « le coutelas des mots », donc le Verbe.  Pas question en réalité de vaincre ou de ne pas vaincre. Se battre, oui, se battre, non pas pour renverser l’ordre établi mais par amour de l’humanité, parce que le bonheur demeure un idéal impossible à atteindre tant que nous n’aurons pas forcé les sociétés à travailler pour que règne « l’éternel été de l’homme » (Été). Avec quoi, voulez-vous donc que le poète se batte pour assurer le triomphe d’une telle profession de foi? Ne lui parlez pas de Jacques Stéphen Alexis ni de Charles Péguy, morts le fusil à la main, mais d’Aimé Césaire, du russe Soljenitsyne. La parole peut avoir autant d’importance que l’action dans la lutte car, nous dit Todorov, « les mots sont des actes parce qu’ils génèrent des actes ».

Oui, Phelps entend garder son écriture à la hauteur de l’esthétique d’Haïti littéraire. S’en écarter serait-ce le plus légèrement du monde était inconcevable. Il lui a donc fallu beaucoup de génie pour faire que la fréquentation des objectifs de l’utilitaire qu’il défendait avec passion ne compromette l’élévation de son dire poétique.

A-t-il vraiment toujours été capable de relever le défi sans jamais faillir? Je pense ici à Paul Valéry, implorant le dieu du Langage de débarrasser son poème de toute trace d’impureté venant de la condition humaine. Or Phelps, lui, avait sciemment engagé le poème, dès sa conception, à entrer en choc avec les obstacles dont il entendait déblayer le chemin pour faire retrouver à ses compatriotes leur don « du courage et de l’honneur » (Mon pays que voici). Le risque donc était grand.

Et Phelps sera confronté à ce risque dans toutes les luttes qu’il allait mener, non seulement contre le duvaliérisme mais contre tous les ennemis rencontrés sur son chemin. Il les mitraille et les transperce impitoyablement avec le militantisme de son intarissable Verbe. Ces ennemis, ce sont encore l’impérialisme américain et en général l’Occident, l’exil qu’il ne pouvait plus supporter. Car durant toute cette longue période de sa créativité allant de ses débuts à la fin des années 80, donc plus d’une trentaine d’années, l’écriture de Phelps n’a pas quitté son uniforme de maquisard. Elle trouvait toujours une cause à défendre pour que règne « l’éternel été de l’homme » haïtien.

Et toute cette action se déroulant sur terre, donc à des années de lumière de l’idéal valérien et, je dirai aussi, mallarméen, devait s’accomplir sans que le poète ne trahisse l’esthétique d’Haïti littéraire. Prestige de l’écriture, Élévation du langage, Sainteté de l’écriture, « Personne pure, ombre divine » (Valéry)! En tout cas, poésie ou prose, la distinction, l’excellence, la noblesse étaient toujours au rendez-vous de l’Écriture.

28 février 2024

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