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La carrière poétique d’Anthony Phelps – 2nde partie

📸 Henry Saint-Fleur

Dans cette seconde partie de son article consacré au poète Anthony Phelps, le critique littéraire Joseph Ferdinand présente, entre autres, les principaux thèmes de la poésie de Phelps.

Vous n’avez pas encore lu la première partie? 👉🏾 La carrière poétique d’Anthony Phelps – 1ère partie

Mon propos ici n’est pas de m’engager dans une analyse détaillée de l’œuvre afin de montrer comment fonctionne cette symbiose entre contenant et contenu. Je vais me contenter de passer en revue et rapidement quelques aspects que j’estime en mesure d’éclairer et de satisfaire l’attente de ceux qui ne connaissent pas encore l’œuvre de Phelps ou qui ne la connaissent que partiellement étant donné l’habitude déconcertante de négliger, sinon tout simplement d’ignorer, tout ce qui vient après Mon pays que voici.

“La Femme c’est plus que l’amante ou l’épouse adorée, elle est le pré-texte et le texte

Quand on relève les thèmes majeurs des écrits du Phelps de la première vague, on va noter les balises suivantes : la fraternité humaine (c’est avec cette métaphore que s’inaugure l’idéalisme phelpsien, un idéalisme vêtu d’un angélisme, si je peux dire, virginal dans le premier recueil publié, Été, 1960), et puis il y a l’anti duvaliérismel’anti impérialismela quête identitairel’enfancel’amour de la femme et de la patriel’exil. Qu’est-ce que j’aurais laissé de côté? Peu importerait, car tous ces thèmes vont se retrouver réunis en une unité indissociable dans le sein de la Femme (Femme avec F majuscule). La Femme c’est plus que l’amante ou l’épouse adorée, elle est le pré-texte et le texte, elle est la mère par l’intermédiaire et, je dirai plus, par l’intercession de qui l’œuvre se conçoit, prend naissance et poursuit sa « lente marche » vers l’accomplissement de sa destinée de noblesse, l’œil sans cesse fixé sur l’objectif prioritaire de mener l’écriture à sa fin dernière.

L’anti duvaliérisme se cristallise essentiellement autour du fameux poème Mon Pays que voici.

Que dire de ce poème sur lequel tout a été déjà dit ? Un chef-d’œuvre, dit Jenner Desroches dans son ouvrage Prolégomènes de la littérature haïtienne. Et personne ne l’a encore contredit.

Malgré son âge avancé (56 + ans), ce poème continue d’intéresser et de motiver le lectorat haïtien aussi bien de l’ancienne que de la nouvelle génération. Pourquoi ? Aux plus vieux, Il rappelle un temps où l’on croyait à la pérennité des vertus cardinales de notre histoire nationale : liberté, dignité, courage, amour de la patrie; vertus pour la défense desquelles on n’hésitait pas à exposer sa vie. Combien d’Haïtiens, jeunes et vieux, hommes et femmes, toutes classes confondues, ont combattu, ont été brutalement torturés et sont morts pour n’avoir pas accepté que leur pays soit livré à la barbarie de la dictature des Duvalier! Mon Pays que voici nous fait vivre et revivre ce temps d’horreur dans un langage poétique élevé mais accessible, capable donc de porter au plus haut degré notre ferveur patriotique.

“Mon Pays que voici nous apprend que le désespoir ne doit pas avoir raison de l’optimisme.”

Remontant le cours de l’histoire depuis le régime des caciquats pour arriver à celui, alors contemporain, du macoutisme, le poète passe en revue les épreuves auxquelles a été confrontée la résilience du peuple et l’épique résistance de ce dernier constitue une leçon « de courage et d’honneur » pour les générations à venir. « ô Pères de la Patrie accordez-nous le don du courage et de l’honneur ».


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Aujourd’hui Haïti a glissé au fond de l’abime et beaucoup doutent qu’elle pourra s’en sortir un jour. On va même jusqu’à prédire sa disparition de la carte du monde. En attendant, comble d’humiliation, une énième occupation étrangère, dans seulement une trentaine d’années, point à l’horizon. Sauve-qui-peut généralisé, on cherche dans la fuite à l’étranger un asile sûr contre l’insécurité de la misère et de la violence des gangs. Comment dans ce contexte évacuer la tentation du pessimisme?

Mon Pays que voici nous apprend que le désespoir ne doit pas avoir raison de l’optimisme.  On a lutté contre les puissants envahisseurs espagnols, français, yankees, on a traversé les vingt-neuf années de la pire dictature de notre histoire, on a connu les négriers, et on est encore debout fermement planté sur le socle du Marron inconnu.

                                   Onze décades et une année

                                   malgré tumulte et bruits de guerre

                                   la pierre sans faille des fondations

                                   ne roula point hors de sa glaise

L’histoire présente ressemble à celle-là. Il suffit de changer la date, passant de 1915 à 2024. Et la certitude de juguler les ouragans doit susciter chez la génération contemporaine la même ardeur à lutter pour la survie de la patrie, le même engouement de ce patriotisme qui immortalisa Vertières. Absente la flamme du patriotisme dont il semble qu’elle a besoin d’être rallumée aujourd’hui, comment recouvrer le « don du courage et de l’honneur » des « Pères de la Patrie »? Surtout pas avec des bottes de soldats étrangers souillant à répétitions le sol désacralisé de la patrie.

À ce carrefour dangereux de notre histoire, Mon Pays que voici apparaît comme la panacée idéale. Ne soyons pas surpris que des voix se soient élevées pour demander que le poème soit introduit dans le cursus des écoles pour aider les jeunes à renouer avec leur patriotisme moribond.

— L’anti impérialisme est déjà présent dans ce long poème commencé et pratiquement achevé avant l’exil. Le passage « Yankee de mon cœur… » constitue l’un des moments les plus inoubliables de Mon pays que voici.

— La quête identitaire

Plus tard, quand le moment viendra où Phelps partira en guerre contre ceux qui ont cherché à dévaluer son identité de nègre caribéen authentique, membre à part entière de l’Amérique, la thématique s’installera au premier plan de son inspiration. Il attaque frontalement, de plein fouet, l’impérialisme américano-européen. L’appellation de « négro-américain » le fait sortir de ses gonds; on est américain, point final, sans préfixe! Au même titre que les Étatsuniens.


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Dans la foulée, le poète fera le procès du courant de pensée qui établit de la confusion autour de notre identité. On se rappelle le poème où Léon Laleau se présente au monde comme un être double, fatalement pris dans la serre d’une incurable schizophrénie : « Ce cœur obsédant qui ne correspond / Pas à mon langage ou à mes coutumes / […] sentez-vous cette souffrance / Et ce désespoir à nul autre égal /D’apprivoiser avec des mots de France, /Ce cœur qui m’est venu du Sénégal. »

Les poèmes d’Orchidée nègre, en montrant clairement l’évidence des racines caribéennes du poète et, par son entremise, de nous tous, Haïtiens, dénoncent implicitement le caractère mensonger du discours de Laleau. Non, notre identité n’est pas fatalement prise entre le marteau de la mythique France et l’enclume de la mythique Afrique. Vient alors cette déclaration fracassante qui va, parce que mal interprétée, provoquer des controverses à n’en plus finir : Je ne suis pas européen, dit le poète, et « Je ne me ressens point fils de l’Afrique ». Ne pas être européen, cela va de soi, mais oser renier son appartenance à l’Afrique? Quel sacrilège! Et quelle provocation! En réalité, il n’a rien renié du tout, il n’a fait là que reconnaître le fait de son hybridité culturelle, étant, en tant qu’Américain de la Caraïbe, le produit d’une culture mixte, certes, mais avec ses traits propres, originaux, son idiosyncrasie. Toute ambiguïté, s’il l’on tient à en relever, viendrait du mot fils qui semble une négation de tout lien de consanguinité avec l’Afrique. S’il avait tout simplement dit qu’il ne se ressent point africain, y en aurait-il à redire?

Cette thématique donnera lieu à la création de plusieurs ouvrages en vers et en prose. La bélière caraïbe(1983) et Orchidée nègre (1987), deux recueils de poésie que l’on connaît bien. Ceux de cette veine que l’on ne connaît pas, pour le simple fait qu’ils n’ont jamais été publiés, c’est deux ouvrages en prose, « Femme-Amérique » et « La mémoire dépiégée. » Pourquoi Phelps a-t-il laissé mourir ces deux manuscrits où il se révèle, beaucoup plus que partout ailleurs, d’une militance vraiment passionnée? On est en 1992 et les États-Unis avec pratiquement le reste du monde se préparent à célébrer les cinq cents ans de « la découverte (?) » de l’Amérique par Christophe Colomb.

Ces ouvrages et particulièrement « Femme-Amérique » sont chargés de faire circuler le message suivant à travers tout le continent : de grâce, ne célébrez pas ce honteux anniversaire! Non seulement il n’y a pas eu de découverte, on ne doit pas non plus oublier le lot de malheurs infligés aux autochtones et aux nouveaux habitants du continent par ces cruels aventuriers venus d’Europe : meurtres, génocides, esclavage. Le ton contient une charge d’hostilité percutante. La guerre est déclarée. Grenadye alaso …

En 2004, Femme-Amérique verra enfin le jour, mais se métamorphosera en un poème au visage souriant, d’allure édulcorée. C’est que, dans ce laps de temps, donc un peu plus de douze ans plus tard, le poète est entré de plain-pied dans la seconde phase de son inspiration et l’homme lui-même avait déjà commencé à tourner le dos aux préoccupations telluriennes. La démobilisation suivait son cours qui va le mener on va voir bientôt jusqu’où.

–L’exil :

Mais, avant de passer au second versant de l’inspiration de Phelps, il est indispensable de souligner cette autre thématique qui occupera une très grande partie de l’œuvre. C’est un truisme qu’on prend du temps à s’adapter à la vie hors de sa terre natale. Beaucoup d’écrivains expatriés, et pas uniquement haïtiens, ont fait de l’exil, pendant un temps plus ou moins long, la matière centrale de leur créativité. Ce thème deviendra pour Phelps une affaire personnelle et il ne cessera de titiller son imaginaire que lorsque le dégel politique lui permettra en 1980 de revoir son pays natal.

La douleur de l’exil n’est pas seulement de nature physique, elle affecte aussi la psychologie de l’écrivain qui se plaint constamment de ne pas pouvoir retrouver son inspiration pour continuer son œuvre :

                                   Ah souveraineté du cercle clos

                                   Absent là-bas mais refusant l’ici

                                   je ne m’insère nulle part

Cette citation est extraite de La bélière caraïbe, mais le maître recueil de cette inspiration c’est Motifs pour le temps saisonnier.

Sans questionner la sincérité du poète, faisons remarquer, sans commentaire, que c’est du temps de l’exil qu’il a produit presque toute son œuvre, poésie et prose confondue, dont la critique reconnaît unanimement la qualité exceptionnelle. Ne serait-il alors pas plus juste de dire que l’exil a été pour l’imaginaire de Phelps d’une influence heureuse et, somme toute, une source d’inspiration providentielle?

Le second versant le poète au service de la poésie

Finalement la servitude de l’écriture prend fin. Sous quelles influences, suite à quoi la libération annoncée et attendue depuis le début s’est-elle produite?

C’est d’abord la tentative de retour au pays natal après la chute de la dictature. La rupture clairement annoncée déjà dans Orchidée nègre, 1976, plus précisément dans la partie intitulée Typographe céleste, se réalise enfin. À peine âgé de 50 ans, Phelps débarque au pays natal, enthousiaste, décidé à s’y établir définitivement. Le voilà enfin réinstallé chez lui. « Port-au-Prince, ma ville! ». Une aube nouvelle se lève sur sa vie. C’était un homme heureux.

Dans ses yeux, dans tout son être la joie brillait dont l’incandescence a tout consumé de la nostalgie qui le rendait si misérable durant l’exil. Maintenant que son imaginaire s’est ressourcé à l’intarissable lait maternel, il se promet, nourri de cette potion magique, de reprendre l’œuvre et de l’emmener jusqu’à l’extrême limite de sa destinée, telle que conçue jadis lorsque ses camarades et lui dessinaient l’esthétique d’Haïti littéraire. L’ambition de cette esthétique a été dès le début, mais attendra le moment opportun pour se définir en ces termes, de parvenir un jour « à la frontière du texte », ce lieu qu’aucune poésie ne saurait franchir simplement parce qu’elle aura atteint la fin dernière de sa nature. Le vocable « frontière » n’a pas d’autre sens.

Mais tout d’abord, re-proclamer à la face du monde la certitude et la solidité de ses fondations identitaires. C’est le message lancé par La bélière caraïbe. Voilà ce que je ne suis pas : européen et/ou africain. Et voici ce que je suis : « Antillais de forte souche et de longue lignée », membre à part entière de la grande famille américaine. Drapé des couleurs de son identité dont nul désormais ne peut douter de l’authenticité, les tourments de l’exil n’obstruant plus la voie de l’inspiration, enfin se retrouvant tel que depuis longtemps il rêvait d’être, c’est-à-dire respirant à profusion l’air vivifiant de sa « Port-au-Prince », de sa « Terre […] douée du verbe […] Terre dotée du feu sacré », il jouit d’un énorme regain de vitalité créatrice et s’apprête, le vent en poupe, à poursuivre sa « lente marche de poète » vers l’altitude de l’écriture, confiant d’y parvenir.

Mais la déception est brutale, mortelle. Les Haïtiens s’étaient déjà résolument engagés dans le processus de l’autodestruction. Tous ceux qui revenaient de l’étranger après quelques décennies d’absence, le cœur prêt à se fondre sous l’effet de l’émotion, s’attendant à des retrouvailles qui les auraient transportés de la joie sans pareille de se sentir vibrer au rythme de la terre natale, hélas, quelle déception! ils ne reconnaissaient plus le beau pays de jadis. Tout avait changé pour le pire, « même le soleil est nu »(1983), constate le poète, déçu.

Difficile de se réinsérer, comme il pensait le faire, dans ce pays étrange qu’il ne reconnaît plus et qui, de son côté, demeure indifférent à toutes ses tentatives de réaliser avec lui la sublime osmose dont il a tant rêvé.  Il est alors obligé de redéfinir l’exil se rendant compte que ce dernier a changé de pays. Triste constat : l’exil c’est maintenant en Haïti qu’il existe. Il lui faut donc plier bagages et retourner chercher asile dans l’Ailleurs avant que la sécheresse de l’environnement ne corrode son imaginaire.

À lire ici le roman La contrainte de l’inachevé. Sans confondre le protagoniste principal, Simon Nodier, avec l’auteur, par conséquent, en admettant de bonne foi qu’un roman ne peut jamais être qu’une œuvre de fiction, on y trouvera matière à éclairer le drame vécu par Phelps avec le rêve avorté du retour en Haïti. D’aucuns diront : mais et les autres qui y sont restés et qui ont été capables de produire des œuvres remarquables? Oui, ils sont nombreux et nombreux aussi à obtenir des prix prestigieux. À quoi il faut simplement répondre que chacun a sa sensibilité, chacun ses fétiches.

Le recueil que Phelps publie en Haïti, Les doubles quatrains mauves (1995), consomme la rupture de son imaginaire avec les liens tissés dans l’Ici. À partir de ce moment, le poète ne regardera plus en arrière. Plus question de s’inspirer des affaires du vécu au quotidien. Il prend son envol vers l’altitude où la poésie décide que désormais elle ne doit exister que pour elle-même et par elle-même. À ce point, on dirait qu’il cesse d’être poète selon ce que traditionnellement on entend par cela. Le poème ne sort plus de l’homme qu’il est, il vient d’ailleurs.

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Son rôle, il le définit comme « typographe céleste ». Tout un recueil sera nommé d’un titre propre à renforcer cette perception : Immobile voyageuse de picas et autres silences (2000). Et les cinq autres titres qui viendront après prolongeront l’écho de ces silences sur un air de musique venu des temps immémoriaux et seulement accessible aux initiés des secrets de l’invisible. Le poète a été métamorphosé complètement en médium. Le poème certes n’a pas abdiqué son lyrisme mais le je n’est plus celui du poète. « Je est un autre. » En tant que typographe céleste, il est doté du pouvoir de capter, comme le mage Hugo, « l’écho sonore » des mondes immatériels.

Cela fait longtemps depuis que Phelps a conçu le dessein de conduire le poème, au rythme de sa « lente marche de poète », à ce sommet indépassable de l’écriture. Depuis Été, son premier recueil, sa poésie est truffée de déclarations où il revendique son appartenance en tant que poète à une race lui permettant de décoder les mystères de l’invisible. Qu’on se souvienne de sa définition du Poète, toujours avec P majuscule. Typographe céleste, son privilège, à lui seul accordé, est, quand l’inspiration l’y invite, d’être admis en la présence des puissants tenants de l’invisible.

Mais auparavant, il devra à tout prix se purger des inévitables souillures amassées sur le chemin de la vie, et, grâce à ce  bain purificateur, retrouver l’innocence du petit garçon qu’il était du « temps de l’insouciance des billes / et des pions de marelle », ce gamin doté à la naissance du pouvoir de l’alchimiste du Verbe et qui s’amusait à faire « sort[ir] un chapeau d’une colombe / de la lune un poème », car seul cet enfant-là peut comprendre et dire l’émerveillement de ce « céleste » dialogue de la Poésie avec la Poésie.

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