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Les homo sacer et les dispositifs : l’histoire d’une articulation d’un vieux couple sur ce terroir[1]

L’histoire de notre terroir, depuis l’arrivée des Européens en 1492 est caractérisée par la banalisation de la vie de certaines catégories sociales, les homo sacer. Même l’indépendance, malheureusement, n’a pas mis fin à cette pratique qui continue jusqu’à aujourd’hui. Décryptage.

La dynamique évolutive des sociétés humaines est souvent comprise par beaucoup d’auteurs dans une joute entre les catégories sociales, classe sociale et autres présent sur un même terroir. Pour comprendre le mode de fonctionnement d’une société dans son présent et peut être aussi de son à-venir, l’amnésie du passé, dit-on, constitue une pierre d’achoppement dans la mesure où c’est dans et à partir de son passé qu’on peut construire et rendre pérenne sa mémoire collective. S’il en est ainsi, un travail d’anamnèse et/ou de généalogie s’avère toujours important, ce, dans le but d’avoir une compréhension claire et distincte de son évolution.

1492 représente une date charnière pour l’histoire des populations autochtones vivant sur ce territoire. Elle l’est, en somme, pour trois (3) raisons fondamentales. D’abord, ce sera un choc entre deux mondes différents avec : une vision socio-économique, des imaginaires symboliques et religieux, et donc, une cosmo-vision différente. Ensuite, elle représentera une embûche non seulement par rapport avec la dynamique interne de développement de ladite population mais aussi et surtout sera ignominieuse, sordide pour cette dernière. Enfin, elle influencera, dans une certaine mesure, les évènements à venir dès la constitution de la nation haïtienne le 1ier janvier 1804 pour arriver jusqu’à aujourd’hui.

Depuis l’arrivée des conquérants espagnols, accompagnés de prêtres religieux, représentant la couronne d’Espagne sur cette terre, une banalisation de la vie de l’Autre est constatée. Laquelle consiste à réduire l’existence de l’autre comme un moins que rien, ne valant même pas un sou. La banalisation, dénégation et/ou destruction de la vie de l’autre est désignée aujourd’hui sous le label : d’homo sacer[2]. Elle ne va de soi, tout au plus, n’est pas quelque chose de naturelle. Autrement dit, elle s’effectue, s’opérationnalise grâce à la création justement par les dominants, d’un ensemble de dispositifs[3] à dessein d’enrôler, de capturer, d’orienter les comportements, actions et conduites des homo sacer. Du débarquement des colons espagnols, passant par les colons français, pour arriver au 1ier janvier 1804 à la naissance du pays, les dominants divers ont créé, forgé des dispositifs de toutes sortes afin de montrer aux différents homo sacer que leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Tout au moins, elle sera acceptable, tolérable et non-substituable si elle n’est vue, perçue et conçue que dans les schèmes de vision et de division des dominants.

Ainsi, dans le cadre de cet article, nous proposerons d’analyser au peigne fin le sort qui était échu à un ensemble d’homo sacer – les « Indiens », « le noir/l’esclave », les « paysans et les pratiquants du vaudou » – vivant sur ce terroir. De là, demanderions-nous: comment et à partir de quoi, servant justement comme support, a été problématisé l’existence d’un ensemble d’homo sacer sur cet espace? A partir de quelles procédures, tacite ou expresse, on a capturé, déterminé, orienté leurs comportements, actions, faits et gestes dans les plus fins détails de telle sorte qu’une simple désobéissance, insoumission, non-respect a comme enjeu le discrédit, des propos injurieux, de calomnie, de censure, de dénégation et même la mort ? En somme, quels sont les stratégies et les jeux divers qu’ont mis en œuvre les dominants afin de « styliser » l’existence de ces derniers en une œuvre d’art périssable, jetable, méprisable ou substituable?

Sans présager aucune panacée à ces interrogations, il nous semble d’une nécessité impérieuse de décrypter, d’analyser et/ou d’intelligibiliser le fonctionnement de notre système “anthropolitique[4]”. En d’autres mots, de voir comment les dominants, les dirigeants politiques, élites intellectuelles et autres ont construit et reconstruit un ensemble de dispositifs afin d’exclure, d’écarter ou de jeter à la marge un certain type d’homme-femme – que nous appelons « Homo Sacer » – du coup aussi de structurer leurs comportements dans le processus de « vivre-ensemble » de cette société à travers le temps. En ce sens, il s’avère d’une importance judicieuse de faire la généalogie de ces dispositifs. Ce, dans le but de voir ces mécanismes de fonction et de fonctionnement, d’ajustements, de désajustements et de ré-ajustements, de re-production et pourquoi pas d’articulations d’un ensemble éléments qui concourent tous à produire des “ Homo Sacer”. Lesquels ont pour but de faire fonctionner ou de huiler à bon escient cette machine qui crée et re-crée des “ Homo Sacer” sur ce terroir.

Généalogie des homo sacer

Les indiens[5]

La rencontre entre « l’homme blanc » ou l’Européen avec « l’Indien » sera crapuleuse et néfaste pour ce dernier. Arrivant sur ce terroir, ébloui par le comportement des « Indiens », presque nu comme un verre, construisant des objets symboliques comme le soleil, la lune, les étoiles dans leur système religieux; cette vision du monde échappe à la raison européenne. Toutefois, dans leur passion outrecuidante à la supériorité de leur vision du monde, ces conquérants vont se servir du christianisme comme soupape de civilisation, d’évangélisation en tant que dispositif pour asservir les « Indiens ». Que dit ce dispositif ?

Le Dieu chrétien est le seul Dieu qu’on doit adorer dans le monde. Il est le chemin, la vie et la vérité. Qui pis est, il n’est pas traduisible. À partir du moment que le christianisme à travers l’Église catholique se conçoit comme la seule et l’unique religion à être dans le vrai et la vérité, toutes les autres sont dans l’erreur et la fausseté[6]. Et, du coup, on doit soit les évangéliser c’est-à-dire les faire sortir de leurs erreurs vu qu’ils adoraient de faux dieux, des images et des idoles ou les exterminer étant entendu que leurs cultes idolâtres sont opprobre pour l’humanité. Laquelle est réduite aux valeurs de l’Europe. C’est ainsi que va s’effectuer une double violence à la fois politique et religieuse contre cette catégorie sociale vivant sur cette terre.

Les conquérants vont se servir du christianisme comme dispositif où en son sein il y a cette distinction mosaïque[7] entre « vérité » et « erreur », « le vrai » et « le faux » pour non seulement leur concevoir eux-mêmes mais aussi les autres comme des gens minable, jetable ou substituable.  La vérité et le vrai pour eux sont les crimes, les viols, les meurtres et la destruction presque entière de cette catégorie sociale. L’erreur, le mensonge ou le faux pour ce peuple était la façon dont il vivait, habillait, leurs cultes rendus à des divinités. Par conséquent, ces « homo sacer » c’est-à-dire les Indiens doivent accepter leur sort : la domination, l’assujettissement et l’asservissement des représentants de ce Dieu jaloux ou leur extermination comme nocif à l’humanité.

L’esclave etou le noir

La non-acceptation de leur condition  de servilité au travers des luttes menées par cette population autochtone a diminué leur nombre démographique. Les conquérants, voyant qu’ils n’ont pas assez de bras pour faire travailler à leur solde et piller des ressources naturelles, vont inventer cette fameuse « traite des noirs » pour satisfaire leur désir avide et cupide. La France pour établir leur colonie d’exploitation mettra en vigueur tout un ensemble de dispositif. Ce, dans le but de faire accepter à ces noirs, réduits en esclavage, leur situation. Elle doit réguler la colonie en bonne et due forme afin de rendre leur nation prospère. L’Église sera toujours utilisée comme outil d’évangélisation, de conversion, de rédemption et de résignation à ces âmes perdues. Toutes les autorités de l’Église catholique agiront à ce dessein dès l’arrivée de ces captifs jusqu’à leur mise en œuvre comme esclave dans les plantations.

Le code noir comme dispositif enrégimentera le statut de l’esclave, le sort qui lui est dévolu en cas de non-acceptation de sa condition de non-humain. Des maréchaussées, de commandeurs et autres seront mise en place dans les plantations comme force de dissuasion pour les faire accepter leur situation comme « cela va de soi ». En somme, des structures de contrôle de toutes sortes sont envisagées pour modeler l’existence de l’esclave[8].

De sa jeunesse à sa condition de sénilité, son alimentation, sa manière d’habiller, des conditions de se marier, de sortir de la plantation pour aller au marché, de sa fuite, de son interdiction de s’attrouper, tous ses éléments vont être inscrits dans le code noir de 1685. L’article 30 qui règlemente le statut juridique de l’esclave stipule :

ne pourront les esclaves être pourvus d’office ni de commissions ayant quelques fonctions publiques, ni être constitué agents par autres que leurs maitres, pour agir et administrer aucun négoce, ni arbitres, ni se porter témoins, tant en matière civile que criminelle, et en cas qu’ils soient ouïs en témoignage, leurs dépositions ne serviront que de mémoire pour aider les juges à s’éclairer d’ailleurs sans que l’on en puisse tirer aucune présomption, ni conjecture, ni adminicule de preuve.

Cet article témoigne non seulement que l’esclave n’est point un sujet de droit à même de contracter ou d’occuper aucune fonction. Mais, ce qui est important aussi c’est la non-circulation etou non-vérité du discours de l’esclave au cas où il serait témoin d’une action quelconque. Michel Foucault, dans son texte L’ordre du discours, nous permettra de mieux comprendre ce processus. Soulignant que dans toute société, la production du discours est contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un ensemble de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, il souligne que l’une des procédures d’exclusion consiste dans : un partage et un rejet. De plus, dit-il, le fou, depuis le fond du Moyen-Âge, est celui dont son discours ne peut pas circuler comme celui des autres : sa parole est tenue pour nulle et non avenue, n’ayant ni vérité ni importance, ne pouvant pas faire foi en justice[9]. La situation du fou peint par ce dernier durant le Moyen-Âge est analogue à celle de l’esclave à Saint-Domingue. De : en cas qu’ils soient…… à ni adminicule de preuve, cela saute aux yeux même d’un non-voyant que les dispositifs aillent jusqu’à l’exclusion du discours de l’esclave.

Hormis ces éléments, les conquérants vont jusqu’à inventer le concept de « race » pour justifier leur domination. Avant, on n’avait pas le souci dans le langage de parler de race : noire, blanche ou autres. Par cette invention, les rapports sociaux ne vont plus être tissés d’homme à homme ou d’homme à femme mais plutôt entre différentes « races humaines ». C’est, en somme, la racialisation des rapports sociaux[10]. D’ailleurs, durant tout le 18ième siècle, dans différentes contrées en Europe, un ensemble de production « scientifique et philosophique » pullulent pour justifier leur prétendu supériorité en tant que race blanche, et donc, l’assujettissement normal des autres races, spécialement le noir. Car, c’est un passage inéluctable pour ce dernier afin d’entrer dans le concert des nations « civilisées [11]».

 Du processus de déportation des captifs à leur constitution et fonctionnement comme esclave dans et en dehors la plantation, passant par son statut juridique, le rejet de la circulation de son discours pour y arriver à sa torture, en cas de dérogation, c’est tout un ensemble de dispositifs qui concourent tous à auréoler l’existence de ces « homo sacer ». Qui pis est, ils n’ont même pas besoin de dérober un quelconque principe pour être étampé, torturé, frappé par le fouet ou brûlé dans le feu par son bourreau. Un simple caprice de son bourreau – homme ou femme – suffit pour être mutilé[12].

Ces homo sacer, refusant d’accepter les conditions de vies imposées par le colon, ont réussi à saper les dispositifs que les colonisateurs ont échafaudés pour les enrayer. Ainsi, dit-on, Saint-Domingue n’est plus, Haïti est. Adieu avec les dispositifs basé sur la racialisation des rapports sociaux, le préjugé de couleur, l’exclusion et l’esclavage! Ceci était dû grâce à l’Idée, dans le sens Badiou[13] du terme, charriée par les insurgés : tout moun se moun[14]. Si cette Idée a permis de saper ce vieux système colonial esclavagiste, demandera-t-on, sera-ce  aussi la fin de tout dispositif visant à construire des homo sacer ? Autrement dit, le nouveau mode d’organisation sociale, politique et économique à partir de 1ier janvier 1804 sera-t-elle capable de faire respecter cette Idée lors des luttes pour l’indépendance qu’était le « tout moun se moun » ?

Les paysans et les vodouisants

Malheureusement, ce ne sera plus le cas! Le nouveau mode d’organisation de la jeune nation donnera raison à Agamben. Pour ce dernier, les dispositifs existent depuis que l’homo sapiens est apparu. Pas un seul instant de la vie des individus qui ne soit modelé, contaminé, ou contrôlé par un dispositif. Dans cette optique, les dispositifs ne sont pas un accident dans lequel les hommes se trouveraient pris par hasard. Ils ont leurs racines dans le processus même « d’hominisation » qui a rendu humains les animaux que nous regroupons sous la catégorie de l’homo sapiens[15]. Les nouveaux homo sacer seront, tout le long du 19e siècle pour arriver à l’occupation américaine : les paysans et les pratiquants du vaudou. Du coup, on se demande : comment les nouveaux dirigeants politiques de la jeune nation et ses élites de toutes sortes vont créer des dispositifs pour enrayer la vie de ces derniers?

La création du vaudou durant le contexte colonial comme culte religieux de sédimentation d’un complexus de lien social et l’établissement des sociétés marrones haïtiennes comme réponse à la plantation qui deviendra, après l’indépendance du pays, la paysannerie seront dans le collimateur des autorités politiques, l’élite intellectuelle, l’Église catholique et les occupants américains. Le contexte international ne sera pas sans effet sur la situation des homo sacer du vaudou (Oungan, Mambo, Ounsi et les pratiquants). Considéré comme un gifle le fait que ces moins que rien ont pu sortir du joug esclavagiste, les anciens colonisateurs vont utiliser des mécanismes de toute sorte. L’un des premiers outils est la politique isolationniste, orchestrée par les pays d’Europe et les États-Unis. Étant entendu que leur passion avide et à outrance réside dans le fait d’amasser de capital à n’en point finir, Haïti représente une menace, et donc, un mauvais exemple pour les autres colonies en leur possession. Par conséquent, le plus simple consiste à l’isoler comme nation indépendante dans le « concert des nations ».

En outre, comme c’est difficile pour la France de préparer un retour offensif – trop enclin dans des guerres avec des puissances coloniales rivales – l’autre stratégie est la vague production « scientifique ». Laquelle a pour but de montrer que le noir est inférieur au blanc et aussi de reléguer leur culte, pratiqué par la majorité des haïtiens, au rang de « sorcellerie », de « cannibalisme », « d’anthropophage » et de « satanique ». L’Europe a connu depuis le 17e siècle un essor dans les sciences dites « naturelles » où tout un ensemble d’expérimentation s’effectuaient dans des disciplines comme la chimie, la botanique, la médecine, etc., durant le 19e siècle, des théories racistes vont prendre comme appui ces « savoirs » à dessein de diaboliser « la race noire » et « le vaudou ». Ce foisonnement de savoirs influencera nos dirigeants et élites intellectuelles. Ces savoirs-racistes vont modeler, capturer, modifier et détermineront le comportement de ces derniers face au vaudou et la masse des anciens esclaves, devenus désormais des paysans.

A l’interne, les anciennes catégories sociales qui ont pu construire l’épopée de 1804 se trouvaient dans une difficulté de construire une cité capable d’intégrer tout un chacun afin d’assurer la liberté, le bien-être, le développement moral et intellectuel. Cette catégorie axiale révolutionnaire, le «tout moun se moun » sera tendue entre deux modèles socio-économico-politique qui s’entretuaient, sans se trouver un véritable « compromis historique ». On aura : un modèle socio-économico-politique dit « dépendant » ayant comme étendard la nouvelle oligarchie urbaine à laquelle s’adjoint les nouveaux venus de la hiérarchie militaire et les affranchis; un autre dit « autonome » incrusté par les masses rurales qui, à elles seules, constituent plus de 90% de la population[16].

Le modèle dit « dépendant » charrié par les dirigeants et certains intellectuels, se porte garant d’une double mission : interne et externe.

Sur le plan interne, il veut assurer sa sécurité en rendant pérenne son contrôle politique sur l’ensemble du social; sur le plan externe, il veut justifier symboliquement sur le plan politique l’indépendance nationale par la représentativité d’une catégorie haïtiens compétents par leur savoir et acceptables par leur acculturation occidentale même si leur pays ne l’était pas, et justifier économiquement l’indépendance nationale par des performances d’exportation de produits tropicaux, de manière à se comparer honorablement sinon favorablement à l’époque coloniale[17].

De là, nait le mimétisme des élites politiques, économiques et intellectuelles du pays de se montrer égal avec le blanc. C’est en ce sens que des auteurs comme Hannibal Price, Louis Joseph Janvier, Joseph Anténor Firmin et autres – tout en étant pris dans les dispositifs de savoirs, du modèle de développement socio-économique occidentale – vont essayer, du bec et des ongles, de défendre, de réhabiliter « la race noire » dans leurs écrits mais aussi de montrer que le vaudou est un culte qui s’amenuise car les haïtiens sont devenus des chrétiens.

Par la signature du concordat entre le Saint-Siège et la République d’Haïti, l’Église catholique, apostolique et romaine se voit comme l’institution qui a pour mission de former les futures élites dirigeantes du pays. Deux (2) articles dans ce concordat méritent d’avoir une attention particulière. L’article 1 stipule :

 La religion catholique, apostolique et romaine, qui est la religion de la grande majorité des haïtiens, sera spécialement protégée, ainsi que ses ministres dans la République d’Hait, et jouira des droits et attributs qui lui sont propres.

Par cet article, nous voyons que le vaudou, qui a joué un grand rôle pour notre indépendance et pratiqué par la majorité des haïtiens, est subalternisé par rapport avec la religion catholique.

L’article 7 disant :

 Dans les grands et petits séminaires qui, selon le besoin, pourront être établis, le régime, l’administration et l’instruction seront réglés conformément aux lois canoniques par les évêques, qui nommeront librement aussi les supérieurs, directeurs et professeurs de ces établissements.

De là aussi, les autorités politiques remettent l’éducation ou l’instruction entre les mains de l’Église catholique. Laënnec Hurbon est intéressante dans ce cas lorsqu’il dit :

L’Église catholique depuis 1860 est devenu l’appareil le plus puissant dans la structure étatique orientait son action dans un double perspectif. La production d’une élite grâce à des écoles congréganistes au service de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie des provinces et la persécution systématique du culte vaudou, hérité de l’Afrique et pratiqué dans les campagnes[18].

Depuis cet accord, les pratiquants du vaudou ne cessent de subir des persécutions au nom des campagnes dites « anti-superstitieuses ». 1864, 1896, 1912, 1925-1930, 1940-1941, sont, entre autres, les dates de campagnes anti-superstitieuses menées par l’État haïtien et l’Église catholique[19].

On ne saurait passer sous silence les code ruraux particulièrement celui de 1826 du président Jean-Pierre Boyer. Car, les autres codes (de Geffrard et de Duvalier) qui vont publier après ne font que reformuler sans changer trop grand-chose dans leur contenu sur la situation des cultivateurs. Ce code est divisé en six (6) lois portant sur le rapport que doit entretenir les cultivateurs, fermiers, propriétaires fonciers entre eux. Chaque loi est composée d’un ensemble d’articles. Dans ce code, un contrôle minutieux de surveillance, du permis et du défendu, est mis en place par les autorités civiles et militaires pour forcer « les cultivateurs » à travailler la terre aux profits de l’État et les propriétaires, et donc, des dominants.

L’article 1er  de la première loi stipule : l’agriculture étant la source principale de la prospérité de l’État, sera essentiellement protégée et encouragée par les autorités civiles et militaires. Pour ce faire, ces dernières doivent établir de l’ordre et de l’assiduité dans les travaux des champs mais aussi dans l’entretien des routes (loi numéro 6 portant sur la police rurale). Du coup, on doit réprimer le vagabondage, traquer les délinquants, lutter contre l’oisiveté, car, contraire à la vision des autorités étatiques. C’est, dit-on, l’esclavage sans le nom pour ces cultivateurs. Car, tout un ensemble de dispositifs sont mis en place pour « discipliner » leurs comportements et actions. Qui pis est, à travers ce code rural une cloison étanche est effectuée entre la ville et la campagne. Le premier est le lieu où se trouvent des écoles, les élites de toutes sortes du pays. Le second, le lieu où on laboure les terres sous l’auspice, bien sûr, des commandeurs, de la police rurale[20]. Ainsi, les autorités étatiques, l’église catholique, l’élite intellectuelle, ce qu’on appelle la « communauté internationale », dans une complicité, tacite ou expresse, ont tous concouru de rendre une vie difficile pénible et sans merci non seulement aux paysans mais aussi aux pratiquants du vaudou après l’indépendance du pays

En somme, on a passé au crible les différentes stratégies mis en œuvre soit par les colons espagnols durant la conquête à travers le paradigme de la requerimiento ou les français durant la période de colonisation des noirs capturés en Afrique. Ce, pour montrer comment l’existence des « indiens » et des esclaves était sacrificielle car on les réduisait à la plus simple expression c’est-à-dire à une chose qui peut être jetable ou substituable. Malheureusement, après l’indépendance de la jeune nation, les hommes politiques et « élites » de toutes sortes n’ont pas pu mettre un terme à cette pratique dans notre système politique. Le « tout moun se moun » était mis en lambeau où il y aura des privilégiés, des dominants qui vont contraindre les cultivateurs de travailler, comme faisait les esclaves à Saint-Domingue, afin de satisfaire leurs intérêts mesquins et particuliers. Ces dominants aussi vont jusqu’à persécuter le culte pratiqué par ces derniers, le vodou,  ainsi qu’à établir un police au niveau des énoncés lorsqu’on se réfère à cette catégorie sociale (délinquants, vagabonds, sans-aveu, oisif). Aujourd’hui, nous constatons cette même dénégation, banalisation de la vie que des hommes politiques, certains intellectuels, des hommes de média effectuent auprès des gens venant des quartiers populaires comme du Bel-Air, de carrefour-feuilles, de Cité-soleil et autres. Une certaine peur, angoisse ou d’antipathie se développent contre ces gens. Comme quoi ils ne sont pas des « citoyens » comme les autres, et donc, ils ne sauraient avoir une meilleure sort que des conditions de vie abjectes où ils se trouvent. En conséquence, ils seraient des gens « déchus », parria, racailles dans la société haïtienne qu’il convient soit de leur donner une identité sociale dépréciative, négative ou de les invisibiliser. Nous devons chercher plutôt à créer un cadre où tout un chacun puisse vivre librement, avoir les mêmes droits et chances En somme, nous devrons rendre effectif cette Idée : tout moun se moun.

Kenley JEANTY, étudiant à l’UEH

REPERES BIBLIOGRAPHIQUES

  1. Agamben, G., qu’est-ce qu’un dispositif ?, Ed. Payot/Rivages, Paris, France, 2014.

                 L’homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Ed. Seuil, Paris, France, 1997.

  • Alain Badiou avec Fabien/ Tarby., la philosophie et l’événement, Germina, 2010.
  • Asmann, J., violence et monothéisme, Bayard, 2009.

                                           Le monothéisme et le langage de la violence, Bayard, 2018

  • Buck-Morss, S., Hegel et Haïti, Ed. Lignes-léo scheer, 2006.
  • Casimir, J., la culture opprimée, Imp. Média-texte, P-AU-P, Haïti, 1989.

Captifs et esclaves : le refus de la destitution, Delmas, 27 janvier 2019. 

  • De vastey, baron Pompée Valentin., le système colonial dévoilé, SHHGG, 2013.
  • Foucault, M., l’ordre du discours, Gallimard, Paris, France, 1971.
    •  l’histoire de la sexualité, la volonté de savoir, tome 1, Gallimard, Paris, France, 1976.
  • Hurbon, L., les mystères du vodou, Gallimard, Paris, France, 1993.
    • Comprendre Haïti, essai sur l’État, la nation, la culture, Ed. Henri Deschamps/ Karthala, P-AU-P, 1987.
  • Manigat, L-F., les cahiers du CHUDAC
  • Quijano, A, « «  race » et colonialité du pouvoir », Mouvements 2007/3 (n*51), p.111-118.
  • Žižek, S, « l’homo sacer comme objet du discours de l’Université » cités 2003 (n*16), p.25-41

[1] – D’entrée de jeu, nous précisons que ce travail est doublement limité. D’une part, par l’objet que nous traitons, un simple article ne saurait l’appréhender dans toute sa complexité. D’autre part, nous avons uniquement mis en veilleuse les dispositifs que les dominants ont inventés pour embaumer un certain type d’hommes que nous appelons homo sacer. Il serait intéressant de voir les « contre-dispositifs » que ces derniers ont créés aussi pour saper, briser ce qui leur était imposé. Peut-être que ferons-nous ce travail dans le cadre d’un autre article.

[2]homo sacer est un mot latin qui figurait dans la législation de la Rome antique. Il fait allusion à des personnes, dans cette époque, qui peuvent être tuées en toute impunité. L’exécution de ces derniers était sans valeur sacrificielle aux yeux de la société. Aujourd’hui, il est réactualisé. Ce terme est l’objet privilégié de la biopolitique humanitaire. Il désigne une nouvelle catégorie d’exclus que sont : les sans-papiers en France, le musulman, le terroriste, les gens des favelas au Brésil, les afro-américains dans les ghettos aux Etats-Unis, ceux qui reçoivent aussi de l’aide humanitaire. Pour plus de précision, voir l’article de Slavoj Žižek : l’homo sacer comme objet du discours de l’Université. Le livre de Giorgio Agamben en trois volumes particulièrement le premier : l’homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue.

[3] – Trois significations sont proposées  au mot dispositif dans le dictionnaire Larousse : juridique, stratégique et technologique. Son sens conceptuel qui nous importe ici renvoie à : tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Les écoles, les prisons, les disciplines les mesures juridiques, la philosophie, les téléphones portables, le langage, une cigarette sont, entre autres, quelques exemples de dispositifs. Car, ils peuvent modeler, déterminer ou capturer nos gestes et conduites à travers un processus de subjectivation qui est important pour qu’un dispositif assume sa fonction stratégique dominante. Voir, qu’est-ce qu’un dispositif de Giorgio Agamben. Puis, l’histoire de la sexualité de Michel Foucault spécialement le chapitre IV intitulé le dispositif de sexualité, pp. 101-173.

[4] – Nous mettons anthropolitique, c’est pour dire qu’à l’intérieur de la construction d’un système politique est sous-jacente une compréhension anthropologique. C’est à partir de ce socle que telle catégorie sociale sera exclue ou éligible à participer dans l’exercice du pouvoir et des décisions politiques. La conception de philosophie politique à Athènes avait une vision de l’homme ou du citoyen, laquelle a exclue les esclaves et les métèques, dans une certaine mesure aussi les femmes, au sein de la polis grec. En Haïti, il y aussi une compréhension anthropolitique qui est en filigrane dans la  régulation de notre système politique. C’est pourquoi nous nous proposerons de comprendre son évolution à travers le temps.

[5]–  Indien est le nom que les conquérants ont donné aux habitants vivants sur cette terre. Selon des recherches qui ont été effectuées, on remarque que ces habitants avaient donné un nom à ce territoire et à eux-mêmes. C’est le nom de : kallinago.

[6]– Voir le chap. III de l’ouvrage violence et monothéisme de Jan Asmann intitulé : Là où il y avait des dieux doit advenir Dieu. Genèse de la violence iconoclaste, pp.71-88.

[7]– Asmann, J., le monothéisme et le langage de la violence, pp.40-41.

[8]– Nous mettons l’existence en lieu et place de vie c’est pour dire que, par vie d’un être humain nous entendons qu’il devrait y avoir un ensemble d’agréments existentiels comme : boire, manger, vêtir, de se vaquer librement mais aussi d’aiguiser sa faculté de penser par l’éducation. Les esclaves n’avaient pas cette possibilité. Donc. Ils existaient comme dans le cas d’une chose, ils ne vivaient point.

[9]– Foucault, M., l’ordre du discours, pp. 10-12.

[10]– Sur ce point, voir l’article d’Annibal Quijano, « races » et colonialité du pouvoir.

[11]– Consulté l’ouvrage de Susan Buck-Morss : Hegel et Haïti. L’auteure nous aide à comprendre au même moment qu’il y a en Europe, chez des penseurs comme Locke, Rousseau, voltaire, Montesquieu, Hegel et autres, des réflexions sur la liberté naturelle de l’homme. Par contre, paradoxalement, se produit l’esclavage en Amérique. Ces penseurs européens ne le mentionnent pas dans leurs travaux, voire le critiquer. Or, ils étaient tous au courant. Cette réalité a même inspirée Hegel d’écrire un ouvrage où il faisait référence à ce qui se produisait à Saint-Domingue durant le contexte révolutionnaire à travers la dialectique du maitre et de l’esclave.

[12]– Casimir, J., la culture opprimée, p.91. Voir aussi «  le système colonial dévoilé » de Baron de Vastey où ce dernier dresse une liste presque exhaustive des supplices, peines et tortures qu’on infligeait aux esclaves.

[13]–  Alain Badiou avec Fabien Tarby., la philosophie et l’événement, p.24. J’appelle « Idée », ce qui, sur une question déterminée, nous propose l’horizon d’une possibilité nouvelle. L’Idée, en politique, ce n’est pas directement la pratique politique, ce n’est pas non plus un programme, ce n’est pas quelque chose que l’on va réaliser par des moyens concrets. […] l’Idée, c’est vraiment la conviction qu’une possibilité, autre que ce qu’il y a, peut advenir.

[14]– voir l’article de Jean Casimir, captifs et esclave : le refus de la destitution, particulièrement la partie intitulée : sociogenèse de la personne : nou se moun, pp. 12-15.

[15]– Agamben, G., qu’est-ce qu’un dispositif, pp.34-35.

[16]– Manigat, L-F., les cahiers du CHUDAC, p. 24

[17]– Ibid., p.26.

[18]– Hurbon, L., comprendre Haïti, essai sur l’Etat, la nation, la culture, p.110

[19]– Hurbon, L., les mystères du vaudou, pp. 51-64.

[20] – voir les articles 5,13,14,41,45,60,81,100,101,119,120,123,173,181,182,189,190 et 196 de ce code rural.

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