Nouvelles dramaturgies d’Haïti : Le bal de l’incontinence de Djevens Fransaint

L’Association 4 Chemins a publié Nouvelles dramaturgies d’Haïti : Des écritures pour la scène en 2 tomes en 2022. Ce livre est une anthologie de « textes théâtraux pour le théâtre » (Guy Régis Jr) écrits par 12 jeunes dramaturges du pays. Palmes Magazine vous invite à les découvrir en une série d’articles écrits par l’écrivain Evains Wêche. Tome 1, numéro 5 : Le bal de l’incontinence de Djevens Fransaint.

Une famille squatte une ancienne demeure de gens aisés à Port-au-Prince. C’est monnaie courante. Mais la famille du père Kéké n’est pas une famille ordinaire. C’est un royaume qu’il commande en tyran. Un tyran sans scrupules, qui vole à ses voisins et leurs femmes et leurs chèvres. La maison, son château, est fait de meubles pourris, d’un plancher qui craque et de chambres vides. Son fils, Jeremy, est l’unique héritier du trône. Fragile et sans virilité, le prince se livre à d’inquiétants jeux avec les fantômes, les animaux et surtout les poupées. Le roi décide de le sauver de sa folie et lui conseille de se faire des amis.

Un jour, Jeremy débarque à la maison avec Simon, petit orphelin trouvé dans la rue qu’il demande à ses parents d’adopter. Sa mère, Rita, est charmée par l’intelligence et le langage fleuri de l’enfant de rue. Son père finit par l’accepter sous la menace. Jeremy  allait dévoiler les infidélités du roi à la reine… Survint Monsieur Madeleine, médecin et directeur de pompes funèbres en faillite, en quête de malades ou de cadavres pour relancer son entreprise. Kéké le prend comme associé et propose de lui livrer Simon. Rita s’y oppose et, dans la foulée, abat Kéké d’une balle à la tête. Le cadavre du roi est livré à Monsieur Madeleine, qui ne peut malheureusement rien en tirer.

Contrairement à ce qu’on attendait, Kéké manque à son fils Jeremy. Malgré le triomphe de la révolution, le prince héritier décide de rester dans sa cage, la prison où l’a confiné… son père. Sans avoir eu le temps d’exercer son pouvoir de régente, Rita a rendez-vous avec l’Histoire. Elle est accusée d’apatride. Ni tout à fait juive parce que n’observant pas le Shabbat, ni tout à fait haïtienne parce que ne dansant pas le « rara », sa vie est déclarée inutile.

Une pièce absurde

Le bal de l’incontinence est sous-titré « Pièce absurde ». On y retrouve, comme l’a remarqué Mireille Davidovici, des manières d’Eugène Ionesco (cité en épigraphe du texte) et une certaine influence d’Antonin Artaud quand, outrepassant la règle de la bienséance classique, Rita tue Kéké sur scène comme Zucco a tué son père, puis sa mère dans la pièce Roberto Zucco de Koltès. Kéké est assez ubuesque comme despote. Tous les personnages sont confrontés à des problèmes d’identité.

L’auteur traite l’espace et le temps en minimaliste, de même que les relations avec autrui, en se référant à l’hypothèse des « cercles concentriques de l’absurde » observée par Anca-Maria Rusu (Cercurile concentrice ale absurdului, 1999) que nous ne pourrons malheureusement pas explorer dans le cadre de cet article. Les personnages sont comme des marionnettes agissant en dehors même de la volonté de l’auteur, ce qui produit un effet terrible qui n’est pas sans rappeler les idées du philosophe Arthur Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation.

Un dramaturge accompli

Dans cette pièce, l’auteur se révèle un dramaturge accompli. Il va même plus loin que son maitre Ionesco quand il introduit des questions historique et politique (juifs en Haïti, révolution-régicide, anarchisme, justice). Son style poétique plus intimiste que déclamatoire (Jeremy, Simon) crée une atmosphère éthérée qui atténue la gravité des situations et le désespoir des personnages.

Lauréat du Prix du jeune écrivain en 2019 pour sa nouvelle « Nos doux petits fantômes », Djevens Fransaint a été trois fois finalistes du Prix RFI théâtre ses trois dernières années, notamment avec Le bal de l’incontinence en 2020.