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À Léogâne, le déclin du clairin 

Des bagasses de canne à sucre empilées près d'un moulin à canne à sucre. 📸 Johnny Paul

L’industrie du clairin qui faisait la part belle de l’économie léogânaise jadis est en train de décliner à petit feu. Les causes sont nombreuses: entre autres, la concurrence déloyale des alcools importés et la déchéance de la culture de la canne à sucre.

Il est midi, le soleil est à son zénith. Nous sommes à la rue de la Liberté, communément appelée à Léogâne « Dèyè fose ». Dans cette rue où les guildiveries étaient autrefois nombreuses, nous avons rendez-vous avec un grand distilleur de tafia, Monval Petit Frère qui investit dans ce secteur d’activité qu’il hérite de son père, depuis son adolescence. Casquette noire vissée sur la tête, ses deux orbites cachées derrière ses lunettes, il nous reçoit sous une tente transformée en salle de cinéma rudimentaire. Cette tente elle-même se trouve sur le site d’une ancienne guildiverie transformée à son tour en espace de répétition de la bande de rara du quartier : Sacré Cœur de Jésus. Petit Frère accepte de partager avec nous son expérience et son point de vue concernant la production de clairin à Léogâne. 

« Léogâne était autrefois le bastion de la production du clairin. Quelques grandes familles de la cité Anacaona, telles que que les Moscoso, les Éveillard, les Beaubrun, les Vilcain, etc. ont fait leurs fortunes dans l’industrie du clairin », martèle Petit Frère dont le père était un grand collaborateur de ces familles. Selon lui, la production de clairin à Léogâne était une affaire de grande famille. 

Mais l’industrie faisait vivre également de nombreuses familles de la classe moyenne léogânaise. Olando Saint Hubert nous explique que son éducation a été faite avec de l’argent en provenance du business du clairin dans lequel son père s’est fortement investi. 

Un secteur en très grande difficulté

Machine de broyage à canne à sucre dans un moulin à canne à sucre à Léogâne 📸 Johnny Paul

Le secteur de la production de clairin n’est pas en bonne santé. L’inquiétude est immense. Autrefois, il y avait plus de dix moulins qui produisaient de la mélasse pour les guildiveries, mais aujourd’hui il n’en reste que trois. Le nombre de guildiveries se réduit également. La quantité de mélasse produite par ces trois moulins ne répond pas à la demande des guildiveries léoganaises qui sont obligées de s’approvisionner en mélasse sur le marché mirbalaisien. Et lorsque la mélasse de Mirebalais se fait rare, ils achètent du sucre importé pour produire du clairin. 

Il y a un phénomène qui prend de l’ampleur à Léogâne depuis un certain temps et qui représente une menace existentielle pour les guildiveries. Les moulins ne se limitent plus à la production du sirop de canne pour les guildiveries. Maintenant, la majorité d’entre eux sont transformés en guildiveries aussi. Dans ces moulins à canne, le jus de canne n’est plus transformé en mélasse, mais directement en eau de vie qui est le clairin. 

Melou Civil, candidat malheureux aux élections législatives de 2005 et ancien de la Police nationale d’Haïti, grand distilleur, est en train de négocier avec un ami pour qu’ils fassent acquisition du sucre pour produire du clairin dans son guildiverie. Il nous parle de ce phénomène : « Il y a le « gros clairin » qui est communément appelé Nazon qui est le nom d’une personne et le « Petit clairin ». Le « gros clairin » est fabriqué à partir de la fermentation du jus de la canne uniquement et le « Ti clairin » est produit à base de la mélasse. » Civil ajoute que par le passé le « gros clairin » n’était pas produit par les distilleurs à Léogâne, mais ceux-ci s’investissaient uniquement dans la production de «Petit clairin ». Il continue en disant que la production de « gros clairin » menace les guildiveries qui produisent seulement le « Petit clairin ». 

Concurrence déloyale, spoliation et urbanisation

Selon Petit Frère, les alcools importés représentent une épée de Damoclès sur la tête de la filière clairin, pas seulement à Léogâne, mais dans tout le pays. « L’État haïtien accepte l’importation de l’éthanol qui nous livre une concurrence déloyale. Cela montre clairement que la question de la production n’est pas une priorité pour l’État haïtien », se plaint Petit Frère avec un air de désolation. 

Melou Civil reconnait que les alcools importés livrent une concurrence déloyale au clairin léogânais. « Actuellement, il y a un alcool importé sur le marché qui nous empêche d’écouler notre clairin », dit-il, l’air mécontent. 

Cependant, pour lui, l’importation de l’éthanol n’est que la conséquence de la baisse de la production de la canne à sucre et de la spoliation qui est pratiquée dans la plaine de Léogâne. « Certains malfrats dont les parents ne leur ont pas légué même un centième de terre en héritage, pratiquent la spoliation dans la plaine de Léogâne. Parfois, ils détruisent les champs de canne en utilisant le feu », souligne-t-il.

L’urbanisation est galopante à Léogâne. Des centaines d’hectares de terre qui étaient autrefois destinées à l’agriculture, plus particulièrement à la plantation de la canne à sucre, sont couvertes par des bétons. On peut citer par exemple la localité de Chartuley qui se situe dans la section de Petite rivière. Autrefois couverte de canne, cette localité devient maintenant le plus grand quartier résidentiel de la cité Anacaona. « Les sections Petite rivière et de Grande rivière étaient couvertes de canne à sucre. Même l’usine sucrière de Darbonne était dotée de 75 carreaux de terre destinés à la production de la canne. Mais, après la chute du régime des Duvalier en 1986, le domaine de l’usine a été grignoté et des bétons sont plantés en lieu et place de la canne à sucre », martèle Civil. 

Laminées par les crises économiques et politiques que connait Haïti, certaines familles prennent la décision de vendre leurs domaines plantés de canne pour faciliter l’émigration de leurs enfants à l’étranger, selon Frantz André Desiré, un jeune entrepreneur évoluant dans le secteur de la distillerie. 

Salaire misérable

Les conditions de travail dans les guildiveries et les moulins à canne sont très difficiles pour les ouvriers. Les conditions sanitaires ne sont pas très bonnes. La plupart des moulins et des guildiveries n’ont pas de blocs sanitaires. Le temps de travail journalier n’est pas défini et la méthode du travail scientifique n’est pas appliquée dans ce secteur. Les ouvriers ne perçoivent pas un salaire qui leur permet de reproduire leurs forces de travail. Frantz André Desiré nous informe qu’il a fait une proposition à certains grands distilleurs de la cité à propos des conditions de travail des ouvriers et le salaire. Il les encourage à s’entendre sur un salaire, qui ne doit pas être un salaire misérable, à l’intention des ouvriers et de les offrir d’autres avantages. 

« Je proposais à mes collègues distilleurs de payer 250 gourdes aux ouvriers pour une journée de travail et de leur donner également 250 gourdes comme frais de nourriture. Mais, ils se sont opposés à cette idée », témoigne Desiré. Pour lui, ce serait un bon moyen pour dissuader les ouvriers de commettre des actes de vol dans les guildiveries et les moulins. 

Nous constatons également que de nombreux ouvriers travaillant dans le secteur de la production de clairin ne sont pas originaires de Léogâne. Selon Desiré, les Léogânais ne sont plus intéressés à travailler comme ouvriers dans le secteur de la distillerie. La raison, c’est qu’ils trouvent le salaire offert dans le secteur est trop misérable. 

Une guildiverie à Leogane 📸 Johnny Paul

Une association défendant le droit des distilleurs et des planteurs de canne à sucre

A Léogâne, il y a une association regroupant les distillateurs et les planteurs de canne à sucre qui porte le nom de Mouvman kiltivatè ak distilatè nan Leyogàn (MKDL). Selon Melou Civil, cette association a été fondé pendant le premier quinquennat de Rene Garcia Preval dans les années 1990. A ce moment-là, les portes de l’usine sucrière de Darbonne ont été fermées, mais il fallait trouver un moyen pour les rouvrir. C’est dans ce contexte là que l’association a été mise sur pied, informe Civil. 

Toutefois, pour Frantz André Desiré, la solidarité n’existe pas vraiment chez les distilleurs à Léogâne. Ces derniers préfèrent évoluer dans une logique de chacun pour soi. « Je souhaitais que les distilleurs s’unissent pour se doter d’une usine d’alcool moderne à la même hauteur que l’usine de Barbamcourt. Mais, ils préfèrent faire cavalier seul dans la production de clairin dans les industries artisanales », se plaint-il. 

Il importe de souligner que les statistiques sur le volume d’alcool produit dans les guildiveries de Léogâne pendant une période ne sont pas disponibles. Une preuve de plus que le secteur de la distillerie d’alcool à Léogâne reste figé dans un archaïsme jusqu’à présent indéboulonnable. 

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