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Eloge de la crise sanitaire actuelle: Heurs et malheurs du Covid-19

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Eloge de la crise sanitaire actuelle: Heurs et malheurs du Covid-19

RESUME

Aux antipodes de l’approche pessimiste qui domine largement les différentes lectures relatives à la pandémie Covid-19, j’ai tenté de réaliser, dans le cadre de cette réflexion, une articulation osée entre une posture pessimiste et une posture optimiste, en accordant une certaine préséance à la seconde. Dans cette perspective, en répondant -par l’entremise d’une analyse très rigoureuse mêlant le théorique et le factuel- à un certain nombre de questions de facture économique, politique et géopolitique portant sur la mondialisation et le devenir du leadership américain que fait poser le Covid-19, je soutiens la thèse suivant laquelle la crise sanitaire actuelle n’est pas qu’un phénomène devastateur et, donc, qu’un problème pour l’humanité. Elle est aussi un évènement d’une importance indiscutablement positif en ce sens qu’il révèle d’autres crises aussi importantes qu’elle-même, comme la crise épistémique qui bat son plein dans les circonstances actuelles.

D’où l’idée (peut-être paradoxale) d’écrire « éloge de la crise sanitaire actuelle, heurs et malheurs du Covid-19 ». À suivre les thèses allant du déclin de la mondialisation au déclin du leadership américain, en passant par celle de la fin du monde, nous pouvons avoir brusquement l’impression que nous sommes embarqué (s) dans l’ère du déclin. Pour balayer le discours décliniste sur le << dépérissement >> de la mondialisation et la fin de la puissance américaine en termes de passation de pouvoir entre Washington et Pékin, je me suis évertué à mettre en exergue, d’une part, des éléments qui attestent au contraire de la persistance de la mondialisation, d’autre part la complexité des déterminants de la puissance capable de faire voler en éclat ce discours. En guise de conclusion, j’ai réaffirmé que cette crise sanitaire peut être encore un plus grand bien pour l’humanité si nous saurons en tirer tous les renseignements nécessaires. Dans cette optique, l’approche par la sécurité humaine se présente comme l’horizon indispensable et indépassable de notre temps, en envisageant la gouvernance mondiale comme principe fondamental de son opérationnalisation.

Introduction

« Ayons donc de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette sorte de terreur molle et oisive qui abat les cœurs et les énerve. », Raymond Aron, De la démocratie en Amérique.

Que l’on soit nantis ou démunis, que l’on se trouve au Nord ou au Sud, depuis quelques semaines déjà, nous vivons écrasés et/ou résignés sous le poids d’une indéniable réalité. Celle-ci se manifeste par une sensation de présence à laquelle cette formule-choc du phénoménologue français, Maurice Merleau-Ponty, rend un vibrant hommage : quelque chose est là, quelque chose est présent [Merleau-Ponty, 1964, p. 205]. A titre de rappel quasi futile, cequelque chose qui est là n’est autre qu’une crise sanitaire dévastatrice, engendrée par le nouveau coronavirus (le Covid-19), parti de Wuhan, à la vitesse de la lumière, sous l’œil bienveillant de la mondialisation, pour se répandre, comme une trainée de poudre, jusqu’aux derniers coins et recoins du globe. C’est alors à juste titre que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) l’a qualifiée de pandémie. En effet, ce n’est pas à Parménide qu’on fera du tort si l’on rappelle ici, à tort ou à raison, que l’objet à penser ne peut être que ce qui est. Selon lui, seul « ce qui n’est pas » ou  le « non-être » est impensable, inimaginable et inexprimable [Cordero, 2005]. » Cela dit, même lorsqu’on s’autoriserait, la distance critique oblige, à jeter le doute sur le bilan mis en page par la plupart des journaux à travers le monde, le simple fait d’y découvrir l’existence de plus de 150 000 morts [Le monde du 17 avril 2020]- provoqués jusqu’alors par le Covid-19, au moment de la rédaction de cet article- et le cortège de mesures de confinement et de distanciation physique ou sociale mises en place pour l’enrayer ou, tout au moins, pour empêcher sa progression assez constante et vertigineuse, permet de se rendre compte qu’il ne s’agit pas d’un leurre. Son existence est malheureusement réelle ! Le coronavirus étant, nous nous proposons de l’étudier dans une double perspective, diachronique et prospective, en vue de penser l’après-crise.

Admettons d’emblée que le titre de cet article puisse paraître provocateur. Néanmoins, tout son honneur réside dans le fil d’Ariane qu’il entend fournir au lecteur perdu, mais désireux de sortir du labyrinthe du discours vulgaire, facile et alarmant, encore plus contagieux que le Covid-19, pour enfin s’élever vers la rationalité. Ce n’est donc pas par hasard que nous avons décidé de réaliser cette étude, car, qu’on le veuille ou non, cette crise sanitaire s’illustre déjà par ses bons et ses mauvais côtés. D’où l’idée (peut-être paradoxale) de faire son éloge en mettant en évidence ses heurs et ses malheurs.

En réalité, outre l’accentuation de la précarité et de la vulnérabilité des personnes qui croupissent déjà dans la pauvreté absolue, la létalité du virus et, de fait, la perte massive en termes de vies humaines qu’elle a occasionnée constitue sans doute l’un des côtés les plus sombres et les plus funestes de cette crise sanitaire. Cependant, elle a déjà révélé d’autres crises aussi importantes qu’elle-même, comme la crise épistémique dont l’ampleur, la teneur et les implications sont considérables. Le succès inégalé des thèses complotistes et apocalyptiques, la rhétorique d’une guerre globale imminente, largement utilisée aussi bien dans les médias que dans les conversations courantes, le pronostic instantané de la fin de la mondialisation et du déclin de la puissance américaine sont les éléments révélateurs de cette crise épistémique. Cette crise sanitaire a aussi eu la dextérité de dévoiler et de remettre à l’ordre du jour un certain nombre de questions d’envergure qui ont été jadis occultées : elle a ainsi mis en évidence le paradoxe constitutif de la mondialisation heureuse dans toutes ses dimensions ; elle a permis d’envisager les droits de l’Homme simultanément tant dans leur dimension civilo-politique que dans leur dimension socio-économique ; elle est parvenue à ressusciter Ulysse  (le personnel médical). Elle a aussi abouti à perturber, ne serait-ce que provisoirement, l’agenda de l’Organisation des Nations unies, par la révolte du social. Certaines de ces questions seront abordées dans les pages qui suivent. Une telle entreprise intellectuelle bute en effet sur deux obstacles épistémologiques majeurs qu’il faudra certainement dépasser pour pouvoir sortir de la caverne, à savoir l’existence des lieux communs et la persistance de la doxa. Elle ne sera pas non plus facile en raison de la limite volumique d’un tel exercice et de la nécessité de recourir, pour les besoins de nuances et de pertinence, à la multidisciplinarité, car cette crise sanitaire n’est pas dissociable de ses attaches idéologiques, économiques, juridiques et politiques et même géopolitiques.

La mondialisation comme élément explicatif incontournable de la crise sanitaire actuelle

Ce serait faire  « une véritable plongée dans le brouillard » que de tenter de comprendre la crise sanitaire actuelle en dehors du processus de mondialisation. Cette démarche capturerait aussi mal que possible cette vulgate-là. Car, comment comprendrait le fait qu’un virus puisse partir de l’Asie pour arpenter dans un laps de temps toute la planète Terre ? Mettons en perspective la mondialisation. De quoi s’agit-il ?

En effet, l’idée de tenter de définir la mondialisation peut prendre des allures d’aventure sur un terrain miné dans la mesure où cette tentative possède tous les ingrédients nécessaires pour provoquer un débat long, explosif et fastidieux, en raison de la « polysémie conflictuelle » de la notion, pour reprendre l’heureuse expression de Frederick Cooper [2001] qui lui-même parle davantage de globalisation. Le qu’est-ce que la mondialisation ? serait ainsi, pour parodier Edgar Morin, une question de nature lancinante souvent associée à un sentiment de curiosité mêlée d’irritation [Abdelmalek, 2004]. Tant la notion est complexe. Il est pour ainsi dire extrêmement difficile de la mettre totalement à plat, d’épuiser sa description. Concrètement, lorsque certains l’abordent comme un fait historique nouveau, d’autres préfèrent la concevoir comme un long processus. C’est donc à juste titre que la mondialisation est définie comme un processus historique d’intégration mondiale, économique et/ou culturelle, dont l’analyse se heurte aux difficultés de périodisations divergentes ou de choix des critères jugés pertinents [Douki, Minard, 2007]. »

En vue de poursuivre notre examen, nous retenons la définition fournie par le FMI en 2004 suivant laquelle « la mondialisation désigne l’interdépendance économique croissante de l’ensemble des pays du monde, provoquée par l’augmentation du volume et de la variété des transactions transfrontières de biens et de services, ainsi que des flux internationaux de capitaux et la diffusion accélérée et généralisée des technologies » [Hansen-Love, 2011, p. 301]. Dans la même veine, il est d’une importance capitale de souligner que, outre les dimensions politique et culturelle souvent discutées, la mondialisation comporte également des composantes économique et financière et des composantes scientifique et technique opérationnalisées dans les échanges internationaux de biens et de services, les mouvements de capitaux, la libéralisation des marchés internationaux et les transferts de technologies. Par ailleurs, la mondialisation provoque également l’apparition de nouvelles menaces ou l’accentuation des risques plus anciens, comme le crime international, l’expansion de la pauvreté, les migrations de masse, les conflits ethniques et religieux, des pandémies, la dégradation de l’environnement, pour ne citer que cela.

De surcroît, si effectivement la notion de mondialisation comporte autant de sens qu’il y a de penseurs ou de journalistes, ces derniers s’entendent en général sur des traits essentiels constituant les manifestations contemporaines de cette « phénoménologie du temps présent », pour parler comme Zaki Laïdi [2005], tels que l’interaction et l’interdépendance du monde, le rétrécissement de l’espace grâce à l’ouverture relative des frontières et, du coup, la relative circulation des hommes et des marchandises ; l’accès à certaines technologies de communication, comme l’Internet [Laïdi, 2005]. Toutes ces interactions étant évidemment connectées les unes aux autres, toutes les conditions étaient donc réunies pour que la pandémie de coronavirus puisse se propager aisément à travers le monde. Et comme le note d’ailleurs Jacques de Larosière [1997], dans ce monde globalisé, les problèmes sont aussi mondialisés.

Par contre, depuis le déclenchement de la crise sanitaire actuelle liée à la propagation effrénée du Covid-19, il est d’évidence que le « fétichisme de la marchandise » – postulat de base sur lequel repose le capitalisme financier, inextricablement lié à la mondialisation- suivant lequel « tout s’achète et tout se vend » prend des rides [cf. Marx, 1867]. Quand les grands centres commerciaux ne ferment pas leurs portes, ils normalisent un accès limité à certains produits de première nécessité. A cela s’ajoute la fermeture des frontières, ce qui limite, en quelque manière, la circulation d’hommes et de marchandises. A situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle, pourrait-on dire. Dommage ! Car, il est curieux de constater qu’il ne manquait que cette ère de repli pour que certains esprits (peut-être) déboussolés clament, sans égard au bon sens et à l’intelligence de quiconque, la fin de la mondialisation. Quel serait le sous-sol idéologique de cette appréciation pessimiste, du moins décliniste ?

La pensée critique entre mépris et exaltation

Le survol analytique que nous venons de faire sur le processus de mondialisation a permis de déblayer le chemin afin de saisir et de découvrir le soubassement de la vision décliniste qui hante les esprits depuis l’aurore de la crise sanitaire. Les interrogations sur le devenir du système capitaliste mondialisé et financiarisé n’ont jamais été autant nombreuses. Elles ont toutes pour dénominateur commun le déclin. Nombreux sont alors ceux qui n’ont pas hésité à faire avec remarquable éloquence son oraison funèbre. C’est rébarbatif !

S’il faut avouer que le système éprouve réellement certaines difficultés dans les circonstances actuelles, les éléments communément avancés, comme la fermeture partielle des frontières et la remise en cause du libre choix comme élément structurel du marché mondial, pour asseoir la thèse mort-née de la mort de la mondialisation ne tiennent pas debout. A ce sujet, il convient de faire au moins trois remarques importantes. Premièrement, les frontières n’ont jamais été totalement ouvertes. C’est sans doute l’un des paradoxes les plus prégnants de la mondialisation heureuse que de favoriser la circulation des biens et marchandises et de restreindre la circulation humaine. Aux murs de béton, qui n’ont jamais totalement disparu, se sont substitués des murs de papier. Les milliers de migrants qui meurent en mer méditerranéenne chaque année est l’illustration la plus concrète de ce phénomène.

Deuxièmement, la normalisation de la limite d’accès à certains produits de première nécessité n’est pas la résultante d’un manque de biens et de services et ne proclame pas non plus la fin de l’invitation à consommer en abondance, élément constitutif de ce système. A notre humble avis, cette mesure est liée de préférence à la rationalité structurante du système, dans un contexte de crise sanitaire particulière, qui vise à protéger certains consommateurs face à l’irrationalité de quelques  autres qui dévalisent les rayons de papier toilette. Cela prouve tout simplement que le consumérisme est loin d’être un vœu pieux dans cette « société de consommation », pour reprendre le titre du livre du sociologue français Jean Baudrillard [1996].

Troisièmement, il faut souligner l’indispensable recours aux technologies de communication à l’heure actuelle, tant au niveau de l’emploi– avec le télétravail- qu’au niveau scolaire. Dans la plupart des pays développés, l’enseignement à distance, au moyen d’Internet, est en effet devenu la norme. Ironiquement, l’on pourrait même se demander comment sommes-nous parvenus à être informés en permanence, seconde après seconde de l’évolution du coronavirus Covid-19 ? Cela aurait-il été possible en dehors de la mondialisation technique, scientifique et de communication? Pas sûr en tout cas ! Néanmoins, l’on ne saurait manquer de souligner, entre autres, l’énorme  fossé numérique que dévoile cette crise sanitaire entre le Nord et le Sud. Dans certains coins du globe, l’enseignement a tout simplement déclaré forfait. La mondialisation est alors un processus trop complexe, trop contradictoire pour céder au simplisme argumentatif. C’est donc faire preuve d’une grande naïveté, d’une paresse d’esprit assez particulière que de postuler la mort de la mondialisation. D’où le mépris de la pensée critique, dont notre propos vise aussi la réhabilitation, car elle seule peut nous dévoiler la complicité dialectique du clos et de l’ouvert qui a toujours caractérisé la mondialisation.  A noter que le terme critique découle du latin « criticus », lui-même originaire du grec « kritikos » signifiant « apte à juger ». Si l’idée de pensée critique peut prendre, en fonction des auteurs, plusieurs acceptations, elles la désignent toutes comme un « processus cognitif complexe qui fait appel à la maîtrise d’habiletés intellectuelles de niveau supérieur [De Visscher, Latinis, 2015]. »

De l’autre côté, même s’ils ne consentent pas véritablement à rester enfermés, les gens s’efforcent de se laver les mains, d’éviter, sans trop grande contrainte, la promiscuité et  respecter ainsi les consignes des experts. En sus de cela, force est de constater aussi que face à l’incertitude relative à la durée et aux difficultés de mise en œuvre du confinement total, on demande avec insistance à la science de fabriquer le vaccin, en exaltant ses prouesses d’antan contre la peste, la grippe espagnole, etc. Cela témoigne sans le moindre doute d’une foi résiduelle dans le progrès scientifique. Il en résulte que la pensée critique se trouve ballottée entre mépris et exaltation.

L’adresse, l’aisance et la facilité de certains esprits sclérosés à brandir la thèse apocalyptique suivant laquelle la pandémie de coronavirus signe la fin du monde participe également de ce mépris affiché à l’égard de la pensée critique [Le monde du 14 avril 2020]. Ce phénomène ne va absolument pas sans conséquences praxéologiques, comme nous l’avons pu constater récemment en Haïti (ce pays dans lequel la haine de l’intellectualisme est à son comble) où la population s’est mise à ingurgiter allègrement du thé préparé à base d’un « cheveu révélé » et trouvé dans la Bible, comme s’il s’agissait d’une sacrée tisane. La crise sanitaire actuelle révèle donc, nous ne saurions être plus clair, une crise épistémique majeure sur laquelle il faut rapidement se pencher si l’on veut éviter l’hécatombe.

Entretemps, la plus urgente à gérer reste la crise sanitaire. C’est la raison pour laquelle toutes les mesures, de la plus draconienne à la plus souple, sont envisagées, ne serait-ce que sur le plan strictement frontalier, pendant que l’appel sensé à la solidarité internationale se multiplie. Si la logique de la politique internationale exige que face à une crise mondiale d’envergure le chemin à suivre, la solution à apporter doit provenir, sous une forme ou une autre, de l’Etat détenteur du leadership mondial, on constate, au moment de la rédaction de cet article, que les Etats-Unis ont encore eux-mêmes du mal à sortir de l’actuelle crise sanitaire et semblent vouloir faire cavalier seul, en adoptant (non pas sans stupéfaction) une posture  isolationniste, pendant que la Chine, la deuxième puissance mondiale derrière eux, joue la carte du multilatéralisme et se positionne comme secouriste mondial, un  rôle que devrait pourtant endosser la Maison-Blanche. Cet état de fait est-il réellement suffisant pour postuler le basculement du leadership mondial de « l’hyperpuissance », l’expression chère à Hubert Védrine [2009], à l’empire du Milieu ?

Le pronostic du déclin de la puissance américaine : une énième absurdité

Si dans ce contexte de pandémie actuelle le confinement d’environ trois milliards d’habitants de la planète paraît comme la mesure d’endiguement la mieux appropriée, il n’est pas question pour la démonstration et la quête de puissance d’être confinées. Cela dit, il n’est nullement illégitime de s’interroger sur l’éventuelle reconfiguration du système international dans le monde post-Covid-19. Toutefois, sombrer à la tentation de pronostiquer le déclin de la superpuissanceaméricaine en termes de passation de pouvoir entre Washington et Pékin relève de la myopie théorique ou, tout au moins, d’un sérieux défaut de connaissance, caractéristique de la crise épistémique dévoilée par la crise sanitaire actuelle.

En effet, notion centrale dans les Relations internationales, la puissance mérite un examen attentif. Selon Joseph Nye, seule l’articulation de plusieurs facteurs relevant du cadre d’analyse fondé sur la dichotomie entre hard power et soft power permet de mesurer la puissance d’un Etat [Nabli, 2017]. Précisons d’emblée que le hard power repose sur « des critères classiques tels que le PNB, la superficie du territoire national, la présence et la qualité des richesses naturelles, le poids démographique, les moyens industriels, technologiques, commerciaux et surtout militaires [Id]. » Il est crucial de souligner au passage que « l’outil militaire est en effet primordial pour assurer la sécurité et exercer un pouvoir de commandement [id]. » Le soft power, pour sa part, s’appuie sur « des ressources plus immatérielles, qualitatives et diffuses comme la culture, les valeurs, l’idéologie, les institutions, qui conditionnent la capacité à développer une influence sur les autres acteurs afin de les voir prendre des décisions conciliables avec ses propres intérêts [id.]. » 

Ces vecteurs incontournables- dans le cadre de toute analyse de la puissance digne de ce nom- étant établis, nous sommes enfin prêt à lever « le voile d’ignorance », expression reprise par John Rawls [1971] dans son ouvrage Théorie de la justice. A ce titre, plusieurs considérations s’imposent.

En premier lieu, si, sur le plan stratégico-militaire- avec un budget de défense proche de 650 milliards de dollars pour les Etats-Unis et environ 250 milliards de dollars pour la Chine en 2018- [Le Monde 17 janvier 2020], il n’y a pas de débat autour de la large avance de la puissance américaine sur son rival chinois, du point de vue économique, malgré l’émergence fulgurante de la Chine, dont le PIB en parité du pouvoir d’achat dépasse celui des Etats-Unis depuis 2014 ; malgré le fait que les Chinois ont accumulé plus de 3210 milliards de dollars de réserve de change au mois de juin 2016 et s’inscrivent dans une perspective d’internationalisation en vue de contrebalancer le dollar, au moins dans la zone Asie [Charillon, Bellin, 2016], les Etats-Unis sont toujours reconnus comme la principale force économique mondiale. Par contre, certains présageaient que « la Chine pourrait devenir la première puissance économique mondiale à la fin du coronavirus », ce qui semblait être vrai si l’on tient compte du fait que « la production américaine aux Etats-Unis a connu, en mars, son plus fort recul depuis 1946, avec une baisse de 5, 4 % » [Le Monde du 16 avril 2020], et qu’« en un mois à peine, 22 millions d’Américains se sont inscrits au chômage » [Id]. Néanmoins, il semble que c’était trop beau pour être vrai, puisqu’ au moment même de la rédaction de ce papier, l’empire du Milieu est confronté à la plus importante récession de son histoire depuis quarante ans. En effet, « le PIB chinois plonge de 6, 8 % » [Le Monde du 17 avril 2020]. Vu sous cet angle, le pronostic de basculement du leadership mondial entre Washington et Pékin relève clairement de la propagande, et du discours facile, l’exact opposé de la pensée critique.

En deuxième lieu, considérée sous l’angle du soft power, l’hégémonie américaine se moque de toute vacuité argumentative et réduit, du même coup, à néant la thèse décliniste. Dans cet ordre d’idées, nous tenons à souligner qu’il n’est un secret pour personne, si ce n’est le secret de Polichinelle, que parmi les vingt (20) meilleures universités du monde les Etats-Unis en comptent seize (16) à eux seuls, comme l’a révélé le très suivi « classement de Shanghai ». Les quatre autres sont des universités britanniques et, donc, non chinoises. De plus, bercés par la musique et le cinéma américain dès notre plus tendre enfance, nous y sommes encore très attachés. Netflix n’a, en ce sens, pas mis longtemps à traverser le monde.  Il est désormais en Chine, depuis l’année 2017. C’est tellement évident qu’il ne vaut même pas la peine de nous attarder sur l’irrésistible attraction engendrée, aujourd’hui encore, par le leader mondial de la restauration rapide de nationalité américaine, en l’occurrence l’entreprise McDonald’s, communément appelée McDo, par abréviation. Dans un article paru dans Le Figaro en 2009, nous avons pu lire ceci : « même les Chinois vont chez McDonald’s alors qu’ils ont l’habitude de modifier les noms d’entreprises étrangères (…) [Le Figaro du 18 août 2009]. »

Enfin, ce serait faire preuve de malhonnêteté intellectuelle, l’un des traits caractéristiques fondamentaux de la crise épistémique mise à nu  par l’actuelle crise sanitaire, que de ne pas tenir compte de la méfiance et de l’hostilité grandissante vis-à-vis de la politique étrangère américaine. Pour rappel, cet antiaméricanisme « où se mêlent indistinctement le rejet d’un messianisme intransigeant d’un côté, et l’hostilité idéologique de l’autre » [Mireur, 2007] a vu le jour timidement en 1990, lors de la première intervention américaine en Irak, et se trouve renforcé en 2003 par le « désastre irakien ». Les différentes mesures de retrait unilatéral de l’actuel locataire de la Maison-Blanche, Donald Trump, prises à l’égard de plusieurs engagements multilatéraux, et sa plus récente décision consistant à priver l’OMS de financements américains en pleine pandémie ne fait qu’enfoncer le couteau dans la plaie. Ce climat de méfiance, avouons-le, est très défavorable à la puissance américaine envisagée sous l’angle du soft power, en raison du fait que dans cette posture, l’attraction, la séduction et la persuasion sont des vecteurs essentiels. Mais, peut-on céder à la tentation de croire que la Chine inspire davantage de confiance que l’Amérique, lorsqu’on sait, d’une part, que la propagande constitue la base idéologique du Parti communiste chinois et que, d’autre part, en butte à la suspicion des Occidentaux, les autorités chinoises étaient contraintes de réviser à la hausse le nombre de morts du coronavirus? Dans ce cas, nous réaffirmons que toute démarche visant à disserter sur la fin de la puissance américaine en termes de passation de pouvoir entre Washington et Pékin consiste en une énième absurdité. 

Il n’est pas superfétatoire de souligner au passage que les thèses complotistes ou conspirationnistes nées d’accusations réciproques entre Washington et Pékin autour de l’origine du Covid-19 doivent aussi être comprises, dans une certaine mesure, comme la résultante logique de cette crise épistémique, car « la théorie du complot se nourrit de croyances naïves, diffusées par des gens ou des médias de volontés malveillantes (…). Elle imagine une seule cause chimérique qui pourrait expliquer le déroulement sournois des histoires humaines [Jung, Sang Jin, 2011]. » En effet, ces deux géants politiques mondiaux n’ont pas cessé de livrer à la face du monde une guerre de mots, comme si leur guerre commerciale n’en suffisait pas pour déséquilibrer l’ordre mondial. Face à une « opinion publique internationale » qui manque cruellement d’attitude et de sens critique, il n’en fallait pas plus pour alimenter l’hyperbolique rhétorique d’une guerre nucléaire, qui poursuit tranquillement son petit bonhomme de chemin. N’ayant pas le temps d’approfondir ici la problématique de la guerre, qu’il nous soit permis (pensant que cela peut commencer à réveiller la doxa de son sommeil dogmatique) de citer Thomas Hobbes : la guerre, affirme-t-il, « ne consiste pas seulement dans la bataille et dans les combats effectifs, mais dans un espace de temps où la volonté de s’affronter en des batailles est suffisamment avérée [cf. Hobbes, 1651]. »

En tout état de cause, s’il est plus que jamais important de refonder, face à ce monde fait de désinformation et de propagande, l’esprit critique de « l’opinion publique internationale », il est nécessaire, au sens philosophique du terme, de tirer de l’actuelle crise sanitaire due au coronavirus toutes les leçons nécessaires afin d’éviter le pire à l’avenir. Dans cette perspective, l’approche par la sécurité humaine se présente comme l’horizon indispensable et indépassable de notre temps.

L’approche par la sécurité humaine comme horizon indispensable et indépassable de notre temps

Dès le début du mois de mars, sous l’impulsion de l’ampleur prise par la pandémie Covid-19, la machinerie onusienne était contrainte de réduire plusieurs de ses conférences à New York et à Genève. Qu’il s’agisse de la 64e session de la conférence des Nations unies qui devait avoir lieu du 9 au 20 mars ;  qu’il s’agisse de la prochaine session du Conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail (OIT), dont le déroulement était prévu pour le 12 au 26 mars 2020, tout était suspendu [ONU Info du 5 mars 2020]. Pas de réunion d’urgence au Conseil de sécurité  ni à l’Assemblée générale de l’Organisation sur les stratégies militaires, si ce n’est pour faire adopter une résolution appelant à la coopération et au multilatéralisme pour combattre le coronavirus [Le Monde du 3 avril 2020]. Quelle brusque « déshabitude » ! Le social se révolte ! Cette situation nous rappelle tout simplement que dans ce monde déterritorialisé, tout est lié et interconnecté. Autrement dit, le stratégique s’invite dans l’économique ; le sanitaire s’invite dans le politique et le stratégique, vice versa. Comment l’ignorer ?

Officialisé par le Programme des Nations unies pour le développement en 1994, le concept de sécurité humaine est à la fois polémique et englobant. D’un côté, il remet en cause « l’étroitesse d’une interprétation classique exclusivement militaire du concept de sécurité fondé sur l’équilibre des puissances [Basty, 2008]. » Il englobe, de l’autre, sept composantes identifiées par le Rapport sur le développement humain du PNUD, à savoir sécurité économique, sécurité alimentaire, sécurité sanitaire, sécurité de l’environnement, sécurité personnelle, sécurité de la communauté, sécurité politique [cf. Human development Report, 1994]. » Dans cette optique, le concept de sécurité humaine a l’avantage de ne plus être centré sur un agresseur extérieur, mais sur la protection des citoyens contre un ensemble de menaces. Toutefois, l’on serait dupe de croire que cette approche peut désormais s’incarner sans difficultés. 

Promue depuis 1994, l’approche par la sécurité humaine ne peut plus rester comme un vœu pieux, invoquée à tort et à travers de façon incantatoire au gré des circonstances. Il faut la mettre en œuvre, en envisageant la gouvernance globale comme principe fondamental capable de tordre le cou aux blocages répétitifs du multilatéralisme, notamment dans les enceintes onusiennes.

Avec l’homogénéisation de la société internationale, les États n’y sont plus les acteurs exclusifs. On a vu émerger d’autres acteurs extra ou supra-étatiques ou encore non étatiques tels que les firmes multinationales, les grandes entreprises et les ONG avec autant de moyens et de capacités d’influence que les acteurs étatiques. Il y a là une possibilité d’éviter les blocages intempestifs du multilatéralisme par une répartition des pouvoirs entre tous les acteurs de la société internationale, afin d’opérationnaliser le paradigme de la sécurité humaine. La notion de gouvernance implique d’ailleurs l’idée que les régulations peuvent être assurées par un ensemble de sous-unités actives, qui n’entretiennent nécessairement de relations hiérarchiques entre elles [Montbrial, 2006]. Et, à suivre Pascal Lamy et Zaki Laïdi, si la notion de gouvernance mondiale tient aujourd’hui une place de choix dans les discours, c’est particulièrement « parce que l’État n’a plus l’autorité et les moyens suffisants pour dégager une position politique représentant le point de vue, l’opinion ou l’intérêt d’une collectivité politique nationale [Lamy, Laïdi, 2002].»

Considérations finales

La crise sanitaire actuelle due à la propagation du Covid-19 constitue un prisme important dans lequel nous pouvons non seulement regarder notre rapport à nous-même mais aussi notre rapport au monde. Elle a révélé l’existence et la prégnance d’une crise épistémique majeure s’illustrant merveilleusement bien par l’attitude de certains esprits qui n’ont eu recours qu’au déclin et au complotisme comme seul étalon pour mesurer les causes et les éventuelles conséquences de la pandémie. A suivre les thèses allant du déclin de la mondialisation au déclin du leadership américain, en passant par celle de la fin du monde, nous  avons brusquement l’impression que nous sommes entré (s) dans l’ère du déclin.

Ce qui est certain, c’est que cette ère de déclin, si elle devrait arriver, peut être évitée si nous saurons tirer tous les renseignements nécessaires de cette crise sanitaire. Pour cela, nous devons accepter nos erreurs de jugement et de fait afin de refonder notre sens ou notre esprit critique. Cela nous aidera, au lieu de conceptualiser la fin, à déceler les vraies causes de nos malheurs et être aptes à préparer l’avenir. Cet esprit critique nous permettra aussi de redéfinir  l’humanisme, c’est-à-dire notre véritable valeur en tant qu’êtres humains, notre juste place dans le monde, et d’apprendre ainsi à vivre en harmonie avec notre environnement et dans l’égal respect de toutes les valeurs de la vie et de l’écosystème.

Dans ce monde paradoxal marqué par l’interdépendance, l’interconnexion et la circulation de tous les bienfaits et méfaits de la mondialisation, cette crise sanitaire nous rappelle notre intransférable devoir de nous évertuer à construire un monde sain et juste, un monde dans lequel nous sommes réellement en sécurité. Cela n’adviendra que lorsque nous prenons conscience que la sécurité économique et la sécurité militaire ne nous garantissent pas forcément la sécurité sanitaire, vice versa. Nous devons donc prendre conscience qu’il n’y a qu’une seule humanité, une seule sécurité : la sécurité humaine. Pour que cela soit possible, il faudra, tout compte fait, l’implication de tous les acteurs de la société internationale pour dégager des règles sûres construites sur des valeurs communes. Car, « l’humanité n’a d’autre choix qu’entre s’unir et périr », disait Robert Kolb [2005] ! 

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES GÉNÉRAUX ET SPÉCIALISÉS

  • CHARILLON (Frédéric) (dir.), Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, 437 p.
  • CHARILLON (Frédéric) et BELIN (Célia) (dir.), Les États-Unis dans le monde, Paris, 2016, 295 p.  
  • HANSEN-LOVE (Laurence), La philosophie de A à Z, Hatier, Paris, 2011, 480 p.
  • LACROIX (Justine) et PARENCHERE (Jean-Yves), Le procès des droits de l’Homme, Généalogie du scepticisme démocratique, Seuil, Paris, 2016, 338 p.
  • MERLEAU-PONTY (Maurice), Le visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964, 360 p.
  • VÉDRINE (Hubert), Le temps des chimères, Fayard, 2009, 447 p.   

ARTICLES DE REVUES

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  • BASTY (Florence), « La sécurité humaine, un renversement conceptuel pour les Relations internationales », Presses de Sciences Po/« Raisons politiques », 2008/4, n° 32, pp. 35-57.
  • BATTISTELA (Dario), in « La paix et la guerre », in Théories des Relations internationales, 2019, pp. 593-632.
  • CODERO (Nestor-Luis), « Du non-être à l’autre, la découverte de l’altérité dans le sophiste de Platon », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, Presses universitaires de France, 2005/2, Tome 130, pp. 175-189.
  • COOPER (Frederick), « What is the concept of globalization good for ? An african’s historian’s perspective », African Affairs, 2001, pp. 189-213.
  • DE LA ROSIÈRE (Jacques), « Implications de la mondialisation », in Rapport mondial sur l’argent dans le monde, AEF, 1997, 55 p.
  • DE MONTBRIAL (Thierry), « Le système international », approches et dynamiques », in Politique étrangère, 2006/4, (Hiver), pp. 735-746.
  • DE VISSCHER (Héloïse) et LATINIS (Philippe), « Le sens critique. Et quoi encore », in Les cahiers internationaux de psychologie sociale, Presses universitaires de liège, 2015/1, n° 105, pp. 99-108.
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  • KOLB (ROBERT), « Mondialisation et droit international », in Relations internationales 2005/3, (n° 123), pp. 69-86.
  • LAÏDI (Zaki), « La mondialisation est aussi un imaginaire », in  Revue Projet, C.E.R.A.S, 2005/4, n° 287/ pp. 16-22.
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  • MIREUR (Yannick), « Retour sur l’antiaméricanisme », in Politique américaine, L’Harmattan, 2007/2, n° 8, pp. 95- 111.
  • NABLI (Béligh), in « Le statut de l’Etat dans les Relations internationales », in L’Etat, 2017, pp. 189-207.

ARTICLES DE PRESSE

  • LEMAÎTRE (Frédéric), « Le PIB chinois plonge de 6, 8 pour la première fois depuis quarante ans », Le monde, 17 avril 2020.
  • LEPARMENTIER (Arnaud), « Coronavirus : en un mois à peine, 22 millions d’Américains se sont inscrits au chômage », Le monde, 16 avril 2020.
  • NARDON (Laurence), « Quelle est vraiment la puissance militaire des Etats-Unis ?, IFRI, 17 janvier 2020.
  • VISSEYRIAS (Mathilde), « Pourquoi Mcdonald’s s’appelle Mcdonald’s », Le Figaro, 18/08/2009.
  • « Le coup de gueule du philosophe André Comte-Sponville sur l’après-confinement », France Inter, le 14 avril 2020.
  • « Coronavirus : plus de 150 000 morts dans le monde, mais un plateau se dessine dans certains pays européens », Le monde, le 17 avril 2020.
  • Coronavirus : l’ONU réduit ses conférences et l’accueil du public, ONU Info, 5/03/2020.

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