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Canaan, la traversée !

Poste de police de Canaan Crédit: Ayibopost / Frantz Cinéus

Plus de deux mois après la saison du peyi lòk, je dois laisser ma famille pour me rendre à Port-au-Prince dans l’objectif de continuer mes études universitaires. Stressée, accablée, le cœur gonflé de peine, je dois coûte que coûte traverser Canaan, qui, depuis quelque temps devient un désert de violence. À Canaan, les bandits sont rois. Ils tuent. Ils violent. Ils kidnappent. L’État est impuissant. La vie n’est rien là-bas. La vie est une petite chose. Les scènes de violences n’inquiètent personne. On passe dans cette zone avec la tête remplie d’incertitude et de nostalgie.  

« Manman mwen ale! ». Larmes aux yeux, j’ai prononcé cette phrase tout en me cachant, il ne faut surtout pas que maman me surprenne. « Ale non. Hier soir, j’ai invoqué mon Dieu dans ma prière afin qu’il te protège sur la route ». Un peu rassurée, je traversais la cour. L’atmosphère était très tendue. Mon cœur était très lourd. Ma tête vide. Vide comme un désert. Je tergiverse. Je marchais à petite enjambée. Je craignais de mourir sur la route. J’imaginais la souffrance de ma mère, de mon père et de mes petites sœurs. Je marchais dans la rue déserte tel une loque humaine. Mon corps était lourd de tristesse. 

Les yeux humides, je rejoignais mon père. Mes petites sœurs, ma cousine, mes cousins, tous étaient là, me regardant sac au dos me retirant de la ville. La maison était calme, c’était une situation particulière pour moi et pour ma famille, puisque c’est la première fois que je quitte ma maison alors que la route n’était pas accessible. « Papa mwen ale wi ! ». Il se retourna vers moi. « Ebyen ok. N’oublie surtout pas d’adopter les attitudes que je t’avais apprises au cas où il y aurait un dérapage sur la route ». Dix heures moins quart, je sortais de la maison laissant derrière moi ma petite sœur de 9 ans en larmes, et je ne pouvais même pas la consoler puisque moi aussi je pleurais. 

Dix heures. Arcahaie est animé. Un soleil tiède tape dur sur la tête des passants et les « bèf chenn ». La rumeur de la ville bourdonne dans ma tête. Je m’asseyais dans une camionnette à destination de Port-au-Prince. 

Je m’installais au milieu de la camionnette comme me l’a prévenu papa. Il manque encore deux personnes. Et les ronronnements commencent à surgir. À l’intérieur de la camionnette, la peur monte. La peur est visible sur les visages. Dans la tonalité des voix, dans les gestes. « Chofè ann ale non, lè a endiy wi », dit l’un des passagers. Un autre rétorque : « Wa pran rès moun yo nan wout chofè, ou konnen byen gen lè ki pa pou nou nan wout la ». Les murmurent continuent. Et moi, je m’assoie sagement tenant mon sac fermement sur mes cuisses, tentant de ne pas penser à ce qui peut arriver à Canaan en chantant des cantiques  évangéliques. 

Après maintes hésitations, le chauffeur démarre. Je sentais toute la souffrance du monde. Mon âme était comme une peau de chagrin. Une dame a fermé ses yeux pour prier, d’autres se réfugient derrière un « Jésus! Nou deplase wi ». Et moi je n’arrêtais pas de fredonner « ou twò fidèl ». 

Il y avait plein de voitures dans la rue prenant la direction de l’Ouest, mais elles étaient presque toutes destinées soit à Titanyen, soit à Source Matelas, elles ne vont pas traverser la vallée de la mort. 

Le soleil était brûlant. L’atmosphère est calme. Personne n’a ouvert la bouche, tout le monde reste calme. Le silence régnait dans la voiture. Nous parlions à l’intérieur de nous. Nous témoignions de notre incertitude dans nos regards.  Pour gâcher le silence, l’un des passagers a dit : « woy men yo! ». Mon cœur battait la chamade. Il y avait trois jeunes garçons au bord de la route debout à l’ombre d’un arbre à quelque pas d’une plage. Salive asséchée, je priais Dieu pour qu’ils n’arrêtent pas la voiture. 

Tout au long de la route, je constatais des camions calcinés, et des piles d’immondices. La rue était déserte. La poussière. L’odeur. La zone est presque invivable. À carrefour Canaan, il ne reste plus rien, la route est boueuse, rocailleuse, plus personne, c’est un vrai désert. « Mèsi Jezi » disent les passagers quelques instants après la traversée. Je suis arrivée chez moi avec beaucoup de rage et de nostalgie. Comment vivre dans un pays  la violence est la norme ? Je voudrais tendre ma main d’enfant à l’humanité. Au secours !

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