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Pour une compréhension structurale du système économique haïtien

Nous nous proposons ici, étant que citoyen haïtien et acteur concerné, de faire ressortir une compréhension structurale du système économique haïtien à travers cet article.

Pour répéter l’éminent Karl Marx (1859), dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports nécessaires, involontaires, indépendants de leur volonté. L’ensemble de ces rapports constituent la structure économique, la base réelle sur laquelle s’élève une superstructure juridico-politique. En ce sens, chercher à comprendre la structure économique d’une société, c’est chercher, du coup, à mieux appréhender les différents rapports économico-socio-politiques qui composent et caractérisent ladite société. C’est pour cela que nous nous proposons ici, étant que citoyen haïtien et acteur concerné, de faire ressortir une compréhension structurale du système économique haïtien à travers cet article qui correspond, en partie, avec quelques des idées développées par l’Ingénieur Mathias PIERRE à l’émission hebdomadaire « Espace Politique » animée par Sony DESTINE sur la Radio-Télé Ginen (RTG18) le vendredi 11 Septembre dernier.

Pour ce faire, nous voulons, d’abord, dégager la genèse et les caractéristiques du système économique haïtien. Ensuite, montrer comment, depuis à partir de 1980 à nos jours, ce dit système se métamorphose et continue. Enfin, nous souhaitons faire, en guise de conclusion, une proposition de consensus national pour un dépassement de cette économie de prédation qui maintient en otage ce pays.

Genèse et caractéristiques du système économique haïtien

Pour saisir  les caractéristiques du système économique haïtien, il faut remonter à l’époque coloniale. Car, même au lendemain de notre indépendance pour arriver jusqu’à environ l’année de 1980, l’économie haïtienne gardait toujours sa matrice coloniale. Comme il avait été le cas durant toute la période coloniale esclavagiste, les élites politiques et économiques,  composées des mulâtres et des généraux noirs de l’armée indigène, mettaient en place au lendemain de l’indépendance, à travers l’appareil étatique, un ensemble de règlements et codes ruraux leur permettant de continuer avec l’exploitation économique à outrance des masses. Si, jadis, il y avait les esclaves des champs, au lendemain de 1804, avec les codes ruraux, on parle des habitants attachés à la culture.  Tout ceci, parce qu’à l’époque toute la richesse des élites suscités reposait exclusivement sur l’agriculture. Or, depuis le temps de la colonie, la majorité d’entre eux ne faisaient pas partie de la catégorie des esclaves rattachés aux champs, ce qui veut dire par conséquence qu’ils n’étaient pas eux-mêmes agriculteurs. Alors la grande question, c’est comment généraient-ils de l’argent à partir de cette économie agricole ?

D’entrée de jeu, disons très clairement que ces élites économiques et politiques généraient leur fortune aux bords des mers, à l’aide de l’exportation des denrées agricoles, produites par les masses, vers l’étranger. C’est en ce sens que Leslie Francois Manigat (1998) parle de deux modèles économiques au sein du pays, à savoir : le modèle autonome et le modèle dépendant. Ce dernier est préconisé par la nouvelle oligarchie urbaine au lendemain de 1804, mais également détentrice des pouvoirs politiques et économiques du pays. Ainsi, pour pouvoir s’enrichir il ne cesse d’exiger, de manière directe et indirecte, à travers les codes ruraux plus particulièrement, aux masses paysannes de produire des denrées tropicales d’exportation à vendre sur le marché mondiale. Ceci va mettre ces deux modèles préconisés par les deux catégories sociales différentes, à savoir les paysans avec leur modèle autonome et les élites le modèle dépendant, en perpétuelle conflit ; car les paysans ont juré de ne plus travailler pour le compte d’autrui depuis après la révolte générale qui avaient mis fin à l’esclavage.

Bernard Ethéart (1979) a si bien illustré un tel comportement avec la négligence et la cessation volontaire de la production caféière par les petits paysans au lendemain du XIXème siècle. Un événement historique, selon l’auteur, qui s’explique par le fait que cette denrée n’apportait pas vraiment des bénéfices aux petits paysans qui les cultivaient, tandis qu’en même temps, il y avait ces élites qui faisaient d’importantes capitales dans sa commercialisation externe.  Néanmoins, depuis à partir de 1980 avec la mondialisation des institutions internationales financières, qui est également l’avènement du néolibéralisme, ce système économique de prédation a changé.

1980 à nos jours : continuité et métamorphose du système économique de prédation

Historiquement, comme on vient de le voir, la genèse du système économique haïtien est caractérisée, pour répéter Jean Price Mars (1919), par des élites parasites, qui se transforment en des prédateurs et se nourrissent des forces de travail des masses paysannes surtout. Ainsi, depuis 1980, ce système s’est métamorphosé pour prendre une autre forme et continue à exploiter les masses pour la plus belle. Puisqu’ils n’étaient intéressés, en réalité, qu’aux profits tirés des travaux agricoles des petits paysans mais jamais, à aucun moment de l’histoire, de l’agriculture en soi comme source économique nationale ; l’économie agricole est ainsi devenue désuète. Il faut à tout prix la remplacer.

C’est ainsi que ces élites, ajoutés à leur catégorie les migrants syro-libanais arrivés à la fin des années 1800, vont utiliser les nouvelles institutions bancaires pour continuer à renforcer leur fortune. Ils utilisent les banques ainsi que leurs institutions corolaires, comme étant devenues moyen officiel et privilégié de l’épargne au sein du pays, comme leur nouveau couloir de génération de richesse. Normalement, les banques devraient générer de profit en empruntant de l’argent aux agriculteurs et entrepreneurs (petits, jeunes ou grands) afin qu’ils mettent sur pieds des entreprises et, du coup, créent des nouveaux emplois dans le pays. Malheureusement en Haïti, les banques gardent la majorité d’épargne et mettent très peu en prêt. Et selon la Banque de la République d’Haïti (BRH/ Supervision Bancaire/ Rapports statistique/ 1er trimestre 2018), sur une somme totale de 247,703,070.2 milliers de Gourdes de dépôt qu’avaient reçues les banques commerciales sortant de 2014 jusqu’à Décembre 2017, seulement 91,198,012.2 milliers de Gourdes, qui représentent 36.81 % sur les 100 % d’épargne ont été mises en prêt. La BRH qui devrait être l’instance régulatrice de ces dérives a failli à sa mission.

Dans cette réalité, il y a aussi les maisons de transfert qui sont les corolaires des banques, puisque presque chaque compagnie de transfert appartient à une banque. Par exemple MonneyGram et Unitransfert pour la UNIBANK, et WesterUnion pour la SOGEBANK ainsi de suite. À noter que c’est à partir de l’argent de la Diaspora que la majorité de la population haïtienne vit au jour le jour. Maintenant, énonçons concrètement les manœuvres frauduleuses à travers lesquelles ces élites économiques parasitaires font leur capital.

Sans langue de bois, depuis à partir de 1980 avec le tournant néolibéral du pays et surtout avec la création des Banques soit disant nationales dans les années de 1995 et 1994, nous pouvons dire que les richesses de ces élites économiques proviennent de l’argent épargné par les masses dans les institutions bancaires. Comme étant eux-mêmes propriétaires, copropriétaires, famille ou amis des possesseurs des banques, ils utilisent leur couloir bancaire pour financer leur propre entreprise. Pendant qu’ils s’autorisent à emprunter des immenses sommes tirées de l’épargne des masses avec des taux d’intérêt de 6, 7 et 8% l’an ; ils créent en parallèle des institutions de micro-finance pour faire des prêts aux populations avec des taux d’intérêt de 2, 3 ou 4 % d’intérêt le mois ; ce qui équivaut à des taux de 24, 36 et 48 % l’an.

Si nous comprenons bien, les masses empruntent auprès des banquiers leur propre argent épargné et ceci avec des taux en leur défaveur, et pourtant les banquiers, eux-mêmes qui n’ont rien produit, utilisent l’argent provenu de ces mêmes masses laborieuses pour s’autofinancer et devenir plus riche chaque jour. Avec l’argent épargné des masses, ils achètent des produits à l’étranger comme le riz, le haricot, fer, planches et autres  pour revendre, par la suite, à ces mêmes masses avec des prix fixés par eux-mêmes et comme bon leur semble. Ainsi est devenue monopolisée notre économie par ces élites qui utilisent, à tout prix, des moyens politiques et autres pour détruire tout potentiel concurrent dérivé surtout des classes moyennes ou populaires.

En ce sens, contrairement à Jacques B. Gelinas (2000 : 149) qui pense que « le secteur informel constitue en soi un véritable circuit économique intégré, en quelque sorte, à la base », ce système économique de prédation obstrue quasi totalement toutes les initiatives des Petites et Moyennes Entreprises (PME), mise sur pied en majeure partie par le secteur informel. L’Etat, via la BRH, qui devrait régulariser une triste réalité se retourne de préférence, à l’instar de Gelinas (2000 : 125), vers les capitaux étrangers pour financer le décollage économique, c’est-à-dire il entre donc d’emblée dans le modèle du développement à crédit au lieu et place d’une valorisation de l’épargne intérieure dans le processus du développement et de la croissance économique du pays. Mais quelle alternative à ce système économique de prédation ?

En guise de conclusion : l’économie informelle, un modèle économique à valoriser

En fait, Gelinas (2000 :147) définit le secteur informel comme « un ensemble d’unités d’intermédiation financière, de production de biens et de services et de commercialisation qui échappent à tout contrôle de l’Etat ». À ne pas le confondre avec l’économie clandestine, qui elle-même cache des opérations illégales comme la contrebande, le commerce de la drogue, le trafic d’arme, etc. L’économie informelle est basée sur des activités économiques très légitimes, mais souvent non légalisées juste à cause de sa négligence en faveur de l’économie extravertie, bénéfiques aux élites parasitaires haïtiennes qui, comme on l’a vu tout au long de cette réflexion, ne produisent rien et ne vivent que des profits générés à partir de leurs activités de courtier des grands commerçants étrangers. En ce sens, Gelinas a eu raison d’affirmer que le système financier basé sur les institutions bancaires, l’import-export et qui ferme les guichets aux petits emprunteurs n’est pas adapté à la réalité des pays du Tiers Monde, dont Haïti. Et le modèle économique qui peut favoriser le réel « développement » d’Haïti, est le modèle de l’économie informelle, le seul qui tient réellement en compte les différentes activités économiques de tous les jours des masses.

 

NB : pour faciliter l’écriture de cet article, nous avons utilisé simplement le genre masculin, mais pas parce que nous ignorons ou avons un problème quelconque avec la promotion de l’égalité Hommes et Femmes.

Bibliographie

 

  • ETHÉART, Bernard. 1979. « Plantation ou jardin ? ». Conjonction (revue franco-haïtienne), No 145-146, novembre 1979, p 33-45.

 

  • GELINAS, Jacques B. 1994. Et si le Tiers Monde s’autofinançait : de l’endettement à l’épargne. Montréal. Les éditions écosociété. Nombres de pages inconnus.

 

  • MANIGAT, Leslie F. 16 mai 1998. « Comment Haïti, pionnière du cycle historique de l’abolition de l’esclavage et première à inaugurer l’ère de la décolonisation des peuples de couleur, a-t-elle pu chuter à ce niveau critique de sous-développement qui la fait situer aujourd’hui parmi les Pays les Moins Avancés du Globe (PMAs) ? ». Les Cahiers du CHUDAC.

 

  • MARS, Jean Price. Première Edition 1919. La vocation de l’’elite : précédée d’une notice biographique, littéraire, politique et sociale. Les Editions Fardin, Port-au-Prince-Haiti 2013, 355 p.

 

  • MARX, KARL. 1859. Introduction à la Critique de l’économie politique. Traduit de l’allemand par Maurice Husson et Gilbert Badia. Les Éditions sociales 1972.

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